Culture, À la une, Essais • 8 septembre 2025 • Tamba François KOUNDOUNO
⏳ 7 min de lecture

Je ne sais être ni réactif ni proactif quand j’écris.
Hier encore, un ami, marchant lestement sur la langue de tous ceux qui ne cessent de demander que j’écrive plus régulièrement, me sommait de « sortir enfin, véritablement » de mon mythique ghetto intellectuel. De participer plus énergiquement à précipiter l’avènement, en Guinée, de la parousie idéologico-intellectuelle que le grand Achille Mbembé a récemment appelée de ses vœux dans un texte martelant la nécessité de « réarmer la pensée » en Afrique.
Je comprends et m’incline devant l’amitié et la vénérable sollicitude que projette cette requête fraternelle. Mais, et là est une grande part de cette tragédie personnelle que je porte désormais – quoiqu’avec une réticence feinte – comme un badge d’honneur, je sais que je resterai à jamais attaché à mon ghetto d’intellectuel détaché, que j’y retournerai à chaque fois pour une longue période de mue avant d’en ressortir quand j’estimerai avoir quelque chose de sérieux, de pertinent, d’original, de profond à dire. Or à l’haletante suggestion de ce drame qui me consume, l’ami rétorqua : « Je crois que tu n’oseras plus ; que tu ne déserteras pas, cette fois-ci en tout cas, le ring idéel alors que le débat intellectuel devient plus intéressant, plus vif en Guinée. »
J’aimerais, ici et maintenant, répondre sans ambages : j’oserai encore, cher ami ! Le fait est que je cultive depuis presque dix ans ce qui, aujourd’hui, semble constituer la pierre angulaire de mon approche de la pensée : une éthique de la lenteur. Je ne sais être ni réactif ni proactif quand j’écris. Et je l’ai d’ailleurs dit dans mon dernier article pour ce magazine : je suis (ou veux être) un archéologue de la pensée postcoloniale. Chaque phrase que j’écris est la résultante de 10.000 phrases lues et relues ; chaque mot porte les écumes des débris de millions de mots entendus, vus, et revus ailleurs ; chaque paragraphe rumine ce qui reste de ces décombres qui, à force d’être foulés par les pieds de mon esprit fouineur, ont eu la générosité de se métamorphoser en deux ou trois formulations encore utilisables par mes mains hésitantes, par mon esprit enfiévré, par mon vocabulaire empoussiéré par toutes ses interminables balades aux confins de l’éternelle universalité de la condition humaine.
J’admire et respecte, c’est vrai, ceux qui savent penser et écrire dans le feu de l’action, qui réagissent à chaud à l’événement, qui nous sortent presque chaque jour des textes d’une grande finesse stylistique et d’une certaine galanterie analytique sur différents aspects de notre société en perte de vitesse.
Quelques-uns de mes amis sont de cette espèce rare. Et je leur rappelle, chaque fois que l’occasion s’y prête, l’admiration que je témoigne à la déconcertante facilité et la non moins admirable élégance avec laquelle ils savent réagir à l’actualité. Dans le silence de nos longues conversations amicales, dans l’inaudible clameur de nos conciliantes confrontations nocturnes et matinales, je fredonne des psaumes approximatifs mais sincères à leur art d’écrire efficacement dans le feu et le sang de l’événement, de sculpter dans nos mémoires de lecteurs des textes capables de fendre les murs de notre surdité postmoderniste à l’essentiel.
Mais j’ai conscience de ne pas être de cette race, de n’avoir pas ce génie-là. Le ghetto, pour moi, est ainsi le purificateur suprême de cette lumière que beaucoup m’attribuent depuis que j’écris un peu plus fréquemment. Flaubert, le maître absolu de l’exactitude lancinante, l’a dit mieux que quiconque : « On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. » Dans un texte, la profondeur de vue révèle là où l’élégance du geste dévoile. Ainsi, ce mariage de la profondeur et du style est le substratum par excellence de tout texte qui mérite d’être lu.
Or l’idéologie étant plus têtue que le réel, un très bon texte peut ne pas provoquer chez tel ou tel lecteur le sentiment d’adhésion recherché par son auteur. Mais s’il est réellement bien travaillé, n’a pas sauté d’étapes dans son surgissement, a pris le temps nécessaire à la fermentation, à la maturation de la pensée, il doit au moins pouvoir forcer l’admiration, ou tout au moins susciter le respect. La lecture d’un excellent texte est, on le sait, une conversation avec une certaine éternité. En cela, un lecteur de bonne foi se doit, même s’il n’est pas d’accord avec les valeurs et les fougues qui supportent un texte bien ficelé, d’applaudir avec les mains de son cœur et la paume de sa conscience l’aura de divinité qui s’en dégage. Or je veux de ce respect là. Je rêve de cet applaudissement silencieux. Voilà pourquoi je prends le temps qu’il faut pour en insuffler quelques piliers invisibles dans ces ailes digitales qui portent mes mots aux yeux du lecteur (guinéen ?) pressé.
Mario Vargas Llosa, l’un de ces écrivains dont la rencontre furtive à l’université et la lecture plus assidue m’ont été salvatrice dans mon ghetto de journaliste qui s’est essayé à la critique littéraire et à l’analyse culturelle entre 2018 et 2021, a écrit un brillant essai sur l’indépassable grandeur de la prose hugolienne. Le titre du livre, La tentation de l’impossible, trahit l’essentiel de sa thèse : Hugo restera actuel, iconique et indispensable parce qu’il a osé l’impossible. Tel le Paris resplendissant et suprême dont il chante l’ineffable grandeur dans le tome 3 de son roman Les Misérables, Hugo nous parle et nous émeut encore aujourd’hui parce qu’il a su faire siennes cette hardiesse et ces témérités qui « éblouissent l’histoire et sont une des grandes clartés de l’homme ».
Sans le marteler – cette abjecte habitude de ceux qui pensent qu’il faut vociférer et dramatiser pour se faire entendre – Vargas Llosa suggère gracieusement que bien écrire, c’est d’abord et par-dessus tout arriver à dire l’indicible, ou s’y rapprocher. Je ne suis pas simplement d’accord avec cette postulation qui voudrait que la bonne écriture soit dantesque dans son délectable tutoiement des cieux. Je la vis quotidiennement dans mon ghetto, d’où je l’expérimente goulûment, voracement, éperdument. Car, tous comptes faits, je ne suis rien sans ce contact quotidien avec cette éternité qui me transfigure. Parce que je sais écrire et rêve d’écrire, je vais continuer d’écrire. Mais je vais surtout lire.
J’aime, comme tout le monde, l’admiration que me portent certains. Je frémis délicatement, délicieusement à l’évocation des prouesses intellectuelles que d’aucuns me prêtent. Je souris agréablement devant le respect et même la très déplacée tentation de vénération qui sous-tendent certains éloges immérités dont je fais l’objet depuis que j’ai eu la chance d’être Premier de la République au baccalauréat. Mais je n’écris pas pour recruter des bataillons d’admirateurs faciles. J’écris pour apprendre à écrire, pour affûter ma pensée, pour rendre moins insupportable l’insondable étendue de mon ignorance. J’écris surtout pour apprendre : à vivre, à accepter ma finitude, à embrasser mes limites et cultiver l’éthique nietzschéenne de la résignation à l’essence suprême de mon être. Amor fati – j’écris pour dire vigoureusement oui à ce que je fus, ce que je suis, ce que je deviens.
Entre dire le réel tel quel et percer les silences assourdissants de notre ère d’extrême uniformisation culturelle, d’intense crétinisation politico-idéologique, des maîtres dont les textes ont constitué l’essentiel de ma bibliothèque quand j’apprenais à faire du journalisme politique entre 2018 et 2019 n’ont cessé de me rappeler que la justesse du style et l’implacable factualité des choses dites sont les piliers incontournables d’une écriture politique réussie. Et que cela se construit dans une éthique de l’acceptation temporaire de l’effacement de soi, une certaine culture de la patience de la volonté devant l’ouragan qu’est le désir de succomber à la tentation de l’instantané. Alors j’ai fait le pari de la patience. Et j’envisage, patiemment, d’en être digne. Exister, pour qui rêve de penser et d’écrire le monde, c’est souvent s’effacer pour mieux surgir – ou savoir resurgir.

Tamba François est un éditeur senior et analyste politique chez Morocco World News, le premier et pl...
Chargement...
Chargement...