– C’est fini, me dit-elle, la tête baissée, l’index gauche dessinant un cercle autour du verre de thé à la menthe servi voilà trois quarts d’heure.

Je soupire, hoche la tête, tente de trouver quelque chose d’intelligent à lui dire pour ne pas perdre la face. J’en appelle, désespéré, à mon instinct de cinéphile. Vite, il faut trouver quelque chose avant qu’elle ne relève la tête et me fixe avec ses yeux tout bleus, tout déstabilisants. Il me faut me souvenir d’une scène, d’une séquence, ou d’une réplique qui m’a si marqué que, quand je me retrouve tout seul, ayant libéré mon esprit du joug de l’accoutumance pour le laisser divaguer çà et là, dès lors que j’y pense, je verse des larmes, qu’elles soient de tristesse ou de joie.

Tiens, voilà que surgit parmi mes centaines de films et séries regardés, conquistador, la scène de la mort de Spartacus dans la série éponyme, la plus triste que je n’ai jamais vue. Mais en quoi me sera-t-elle utile ici ? Me permettra-t-elle de reprendre avec dextérité le fil de la discussion, et ainsi continuer à cultiver le personnage que je me suis inventé ? Je ne sais pas.

Je revois Spartacus, réalisant sa mort prochaine après avoir été grièvement blessé à coups de lances au ventre et aux jambes, s’agenouiller, le sang suintant de partout son corps, un doux désespoir chaperonnant sa faible, et pourtant tenace volonté de se tenir debout et de continuer le combat, ce face-à-face qu’il aurait sans doute remporté contre Crassus sans l’intervention des soldats sortis de nulle part. C’est un homme fatigué qui s’est révolté contre son maître avant de former une armée d’esclaves et de sérieusement inquiéter Rome. Le personnage est tragique : il a été capturé, vendu comme esclave avant de devenir gladiateur ; sa femme lui a été arrachée, vendue elle aussi, avant d’être tuée grâce à une félonie dont les ficelles sont tirées par Batiatus, son maître ; il a, bien malgré lui, été obligé de tuer son meilleur ami pour faire plaisir à un gamin lors d’un combat d’exhibition ; il a connu les fosses – cet endroit infame où seuls les combattants qui ont perdu toute dignité viennent se battre jusqu’à la mort. C’est un homme qui a tout perdu et qui, en même temps, donne tout pour être libre, pour qu’il n’y ait plus de maîtres et d’esclaves. 

Fatigué par des années de résistance, il s’assure que le peuple qu’il a libéré est à l’abri, avant de se livrer à une ultime bataille qu’il ne remportera guère. Pris au dépourvu, il ne viendra pas à bout de ses blessures. Spartacus a le visage ensanglanté, la voix faible, le regard triste à vous fendre le cœur. Il n’est pas de plus grande victoire que de quitter ce monde en homme libre : telle est la dernière phrase qu’il prononce avant de pousser trois cris saccadés, les yeux grands ouverts fixés vers la voûte ennuagée, laquelle, comme pour la fois où il avait terrassé le géant Théokoles alias l’Ombre de la mort, mettant fin à plusieurs mois de sécheresse dans la ville de Capoue, le pleure aussitôt en se vidant de toutes les larmes de son corps. Ainsi meurt Spartacus. Rien qu’à l’évoquer, je sens ma gorge se nouer et sais d’ores et déjà que cette scène ne me sera d’aucune utilité. Pas ici. Car de même qu’une ombre n’en chasse pas une autre, un air triste n’en atténue pas un autre : là où les choses qui se ressemblent procèdent à une addition pas nécessairement roborative, celles qui diffèrent apportent, outre la nuance, une amorce plus complète de la voie vers la vraie force. Je passe la main sur mon visage comme pour chasser la scène de mes pensées, avant de retourner à la chasse à l’inspiration.

Je ne le sais que trop : ma première phrase sera à la suite de mon discours, ce qu’est l’éducation des enfants d’une nation pour son futur.

Jusque-là, j’ai, avec quelque chance peut-être, réussi à être à la hauteur de mon imposture : celle d’un écrivain en devenir, éloquent, intelligent, courageux, respectueux, sûr de lui avec un certain sens aigu de la mode. D’ailleurs, quotidiennement, je crois que c’est la principale philosophie qu’il faut, urbi et orbi, cultiver et s’approprier : être à la hauteur de son imposture. Il arrive aux meilleurs dans leurs domaines, un jour ou l’autre, après avoir saisi la teneur colossale de leur réussite qui fait naître en eux une certaine incrédulité, de se demander pourquoi eux ; de chercher à savoir ce qu’ils ont de si spécial pour être là où ils sont. C’est alors qu’ils découvrent, ballottés entre des contradictions qui ne mènent nulle part, le syndrome de l’imposture. Seuls les plus intrépides s’en sortent, assument, jouent le jeu, et restent à la hauteur de leur nouveau statut. Et quelle illustration que celle du personnage du Loup de Wall Street !

En ce qui me concerne, avec ou sans statut particulier et en tout état de cause, j’essaie, sérieux et appliqué, de refléter l’image du personnage que j’interprète. Seulement voilà, ici, maintenant et tout de suite, je risque de tout faire foirer si je ne trouve pas cette amorce subtile. En attendant, les injonctions sont les suivantes : ne pas tanguer, garder le cap et maintenir la cadence ; ne dénuder aucun signe de faiblesse, au contraire, relever la tête, maintenir le menton bien haut, et dilater les narines autant que faire se peut.

Je pourrais lui parler de mes précédentes expériences sur la question. Je pourrais lui dire ma lecture de la notion de l’amour. S’il doit en être ainsi, je commencerais par lui expliquer que très souvent, et à tort, l’amour est confondu au désir. J’éclaircirais ses lanternes sur la notion du désir – si tant est que, déjà, elles ne le soient pas –, qui n’est rien d’autre qu’aspiration, attirance et envie le plus souvent sexuelle. Alors seulement, je lui dirais qu’aimer, c’est donner son être, corps et âme, sans rien attendre en retour, que cela soit réciproque ou non ; que l’amour est un cadeau qui nous appartient exclusivement et qu’on décide de donner, parfois par hasard, à une personne. Je marquerais une pause, chercherait à identifier le moindre signe sur son visage pour deviner ce qu’elle en pense. Si elle ne dit rien, j’enchaînerais, convaincu de ma prochaine victoire, qu’aimer suppose que, dans toutes les circonstances, on veuille intégralement le bonheur de l’autre, même si, quelquefois, cela signifie pour nous d’être à l’écart. Je me saisirais alors de mon verre de thé, avalerait goulûment une gorgée avant de me taire et d’oser, oser plonger mes yeux dans les siens quitte à m’y noyer et à perdre le fil de la discussion. Si je sors indemne de cette virée, je conclurais, fier, que l’on comprend avec le temps, qu’il n’est pas facile, peu importe la cause, de couper définitivement les ponts avec une personne que l’on a sincèrement aimée. Et l’estocade : le temps de la colère finit toujours par s’épuiser et, agonisant, fait place à celui de la réflexion objective dénuée de tout bouclier émotionnel ou vindicatif. Je poserais les mains sur la table ensuite et tâcherais de ne plus la quitter des yeux. Alors peut-être, peut-être bien que la discussion reprendrait son cours léger et amusant d’il y a quelques minutes ; et peut-être continuerait-elle à me regarder de la même manière que dans le restaurant tout à l’heure. Peut-être bien. Ce n’est qu’une probabilité. 

Et puis, le grincement que produit son doigt sur le verre m’extirpe de ma rêverie. Comme sorti d’une euphorie, j’en oublie tout. Mon cerveau semble confus, je n’ai encore rien à lui dire.  

C’est fini, dit-elle. Trois mots. Une phrase simple : sujet, verbe, complément. C’est fini. Que dire de plus ? Qu’ajouter, lorsque la fin, toujours plus importante que le début – du moins pour ma part –, tire sa toile aussi solide que le fer au travers d’une phrase simple, pour s’installer et dire qu’au final, elle seule a le dernier mot, et que jamais nous ne l’emporterons ? Y aurait-il une formule magique capable de changer la donne, de venir à bout de cette toile et, ce faisant, de déloger sa propriétaire ? 

Quand elle relève la tête subitement, balayant sur son visage les quelques cheveux qui lui obstruent la vue, mon pouls s’accélère. J’essaie de contenir mon malaise et ma gêne de n’avoir, du moins pour l’instant, pas trouvé le moindre mot à prononcer. Ma mère, pour me motiver à passer à l’action et me saisir de son impressionnant linge sale à laver à la main – nous n’avions, n’avons pas de machine à laver à la maison –, me disait que nul fantasme n’avait réussi à enceinter une femme ; qu’au contraire, il faut absolument passer à l’action pour y parvenir. Je ne sais pourquoi je me rappelle cette déclaration maintenant ; cependant, j’ai conscience que ce n’est pas en restant bouche-bée dans les secondes qui suivent, que je réussirai à convaincre mon interlocutrice, si bien que, d’emblée, je prévois de me lancer dans une digression dont la portée ne saurait être qu’absconse, en attendant de trouver l’amorce parfaite, et ainsi reprendre le fil de la discussion. 

Sur la table qui nous sépare, deux petits bols remplis de fruits secs auxquels je n’avais goûté, sont posés. Une carafe d’eau, un pot de fleurs et un carnet de notes complètent le décor. Sur le mur qui me fait face, est accroché un tableau représentant une femme noire, à la coupe afro, signé un certain Williams S…

                                                                              *

Que de choses peuvent être dites, partagées et apprises en si peu de temps ! Il arrive que l’homme, violemment secoué par sa propre vanité, ressente le besoin urgent par-ci, impérieux par-là, de se confier, de se libérer du poids exténuant de quelques mots. Juste quelques mots ordinaires. Chacun porte en lui le fardeau d’un souvenir et n’attend, peut-être, que la disponibilité d’une oreille attentive qui ne porte pas de jugement, pour s’en débarrasser. 

Casablanca, avenue des forces armées, restaurant Les fleurs, en face de l’hôtel Mansour. On est mardi et il est midi.

Il fait beau. La ville, pittoresque, revêt sa plus belle tunique et drague, tantôt enquiquinante, tantôt attendrie, qui veut se laisser charmer par sa mixité et son cosmopolitisme. 

Ce matin, j’ai reçu une énième lettre de refus d’une énième maison d’édition. Cela ne me fait ni chaud ni froid, car je m’y suis fait. Je ne désespère pas, ma motivation d’être un jour publié ne faiblit pas. Au contraire, je persévère, j’empile, à intervalles irréguliers et en fonction des victoires que je remporte sur la procrastination, phrase sur phrase, lecture sur lecture, déception sur déception. Voyez-vous, je suis cet homme qui demande à un fou s’il est fou ; qui demande son itinéraire à un aveugle ; qui commet une bonne centaine de fois la même erreur afin d’être sûr que c’en est une ; je suis Sisyphe, celui-là même qu’il faut – ainsi que le dit Camus –, par monts et par vaux, imaginer, dans son éternelle corvée, heureux. Et puis, comment désespérer ou abandonner quand, sorti du néon d’expériences formatrices, je découvre que chaque page noircie est une victoire sur l’oubli, une ode de la mémoire sans laquelle l’on ne serait que corps sans âme, une ultime revanche des sans-voix, des empêchés, des laissés-pour-compte ? 

Je reviens de la librairie « Livre service », près de la station « Nations unies » du tram. J’y ai récupéré La porte du ciel, deuxième tome du cycle de La traversée des temps d’Éric-Emmanuel Schmitt. J’avais beaucoup aimé le premier tome, Paradis perdus, duquel j’ai appris énormément de choses. Il n’est pas un auteur ou une autrice qui attise autant mon admiration qu’Éric-Emmanuel Schmitt – Camus s’en approche, L’étranger étant le meilleur roman que j’aie jamais lu. Il m’apparaît que de par son œuvre, son parcours, sa verve et son verbe, son physique même, Éric-Emmanuel Schmitt est une définition de l’Artiste. Procédant surtout par la synecdoque – cette dérivée de la métonymie qui consiste, dans l’écriture, à prendre le plus pour le moins, la partie pour le tout : une voile pour un navire –, Éric-Emmanuel Schmitt charme tout de suite par son incroyable talent de conteur, lequel, délicieusement teinté de profondes réflexions philosophiques, vous fait vivre, l’espace d’une lecture, d’un chapitre, d’un paragraphe, ou même d’une phrase, moult émotions. Plutôt que de dire, il se contente simplement de suggérer : ainsi, émoustille-t-il la curiosité de ce côté-ci, et provoque-t-il l’étonnement de ce côté-là.

Je me l’imagine, assis dans son espace de créativité, ses chiens lui tenant compagnie, de huit heures du matin à huit heures du soir, pianotant sur le clavier de son ordinateur, répondant à l’appel, cet appel insistant de ces histoires qui l’habitent depuis un bon moment, et qu’il a bien pris le temps de laisser mariner, s’enraciner aux confins de ses tripes, avant de leur donner corps sur ces centaines de pages. De huit heures du matin à huit heures du soir. Lui, l’écrivain ; lui, le normalien ; lui, l’athée dont la thèse portait sur Diderot, devenu croyant au sortir de sa « Nuit de feu », après s’être perdu dans le désert du grand sud algérien ; lui, le réalisateur ; lui, le comédien ; lui, dont la seule certitude se résume au doute, obéissant aux caprices de ses personnages, partageant leurs peines, leurs joies, et pleurant, oui, pleurant quand ceux-ci viennent à disparaître. De huit heures du matin à huit heures du soir. Je me l’imagine et me voilà stupéfait : quelle vie !

Je commande un menu de trois salades fruits que, par pur pantagruélisme, je prends mon temps à déguster. Des minutes passent, des voitures passent, des gens vont et viennent, un serveur, maladroit, renverse le repas d’une cliente, une dispute éclate, mon indifférence n’a d’égal que ma présence avérée dans ce restaurant.

– Puis-je ?

La voix me parvient de derrière. Elle est résignée mais sereine ; calme mais désireuse : c’est la voix d’une personne qui vient de se disputer. Je ne me pose pas de question, me retourne pour voir qui c’est. 

– Puis-je passer s’il vous plaît ? 

– Bien sûr, allez-y je vous en prie, dis-je, me décalant un peu à gauche. 

C’est une femme. Une très belle femme. La trentaine sans doute. Une zaréqah.

Au moment de dépasser ma table, elle s’arrête, s’empare de La porte du ciel, le soupèse et me regarde avec un air ébahi, avant de laisser s’échapper un sourire, lequel, tout doucement, dévoile des dents dont la blancheur, tout de suite, remue quelque chose dans mes entrailles, à moins que ce ne soient ses joues creuses où un puits rempli d’élixir du bonheur semble gîter, ou son nez, bien sûr, nez aquilin comme on en voit rarement, ou encore – plus probable, me paraît-il –, sa poitrine que mes yeux, l’espace d’un instant fugace, photographient allègrement.

Ma surprise est grande, d’autant plus que c’est la première fois que je vis pareille situation. Si la parole met à nu, l’écoute, plus sage, habille de son manteau à multiples poches où la connaissance ne tarit jamais, pour qui sait s’en servir. J’attends donc qu’elle me parle, tentant tant bien que mal d’étouffer quelque gêne. 

Elle ne dit rien, insiste dans la contemplation du livre. Seulement, oui seulement quand elle a terminé de lire la quatrième de couverture, elle me dit, se raclant la gorge :

– Cela fait longtemps que je n’ai pas lu. Et pourtant, dans les livres, j’ai trouvé mon salut. J’y ai découvert des vies qui m’ont plu ; des situations qui m’ont déplu. J’y ai appris à comprendre la complexité de la vie des hommes, à ne surtout pas les juger car, somme toute, l’autre, c’est bien moi dans des situations différentes.

Je ne dis rien.

Sans transition, elle s’assied et me tend la main. J’hésite un moment, déconcerté. Elle me sourit comme si cela suffisait à me mettre en confiance. Je ne la fais pas attendre plus longtemps ; je lui serre la main. Une clé de sol, me semble-t-il, est tatouée sur son poignet. Mes yeux ne s’y attardent pas longtemps car, au moment où nos paumes se touchent, c’est une sensation étrange mais agréable de douceur qui sied dans mon corps. D’emblée, cette main, contrairement à celle de ma mère, n’a pas connu la daba qui défriche les champs, ignore tout de ce que faire le linge avec une planche à laver veut dire, et ne sait rien des corvées ménagères. Hypocrite, je lui rends un sourire qui traduit plus mon malaise que ma politesse. Tentant de me reprendre en main, je finis par dire :

– En effet…

– Marwa. Je m’appelle Marwa Ajmarie. Mais appelez-moi Rime, je vous en prie. C’est ainsi que tout le monde m’appelle, moins parce qu’il fut un temps où j’étais passionnée, pour ne pas dire obsédée par la poésie, que parce que c’est le blaze de ma chanteuse préférée. 

– Rime, donc. 

Je lui dis mon nom et n’ajoute rien de plus. Elle enchaîne :

– J’étais d’une sale humeur jusqu’à ce que mes yeux se posent sur ce livre. J’avoue avoir été happée par la beauté de sa couverture, et intriguée par son épaisseur.

Elle se tait un moment et me demande, détachée, ma profession. Je lui dis que j’appartiens à une espèce dont la survie dépend de sa capacité à faire de l’échec non pas un solide justificatif d’abandon, mais une partie intégrante du métier auquel elle aspire. Puisqu’elle ne dit rien et semble quelque peu perdue, j’ajoute, plus explicite, que je suis ce qu’on appelle un écrivain en devenir. Je crois comprendre, à l’évocation du mot « écrivain », que le visage de Rime est comme auréolé de félicité ; comme si c’était la chose la plus admirable qu’elle n’ait jamais entendue. Je trouve cela naïf. 

Le regard de Rime change dès lors. Il devient admiratif, affable. Un regard qui me demande, me quémande de la magie, seul moteur prompt à l’entretenir. Recouvrant tous mes sens, je mesure bien l’effet que le dévoilement de ma profession provoque chez mon interlocutrice. Si je ne ressens pas le besoin d’être à la hauteur de ses attentes, j’ai tout de même envie d’assumer cette imposture.

Rime me fait savoir qu’elle est heureuse de faire ma connaissance. Je lui réponds que le plaisir est partagé. Lorsque je lui demande ce qu’elle fait dans la vie, je suis loin d’imaginer que « c’est une question qu’on ne me pose pas très souvent, dans la mesure où tout le monde me connaît, et que je ne parle pas aux étrangers ainsi que je le fais avec toi. »

Elle voudrait que nous nous tutoyions, je n’y vois aucune objection. Mon sens de l’écoute me dit d’ouvrir grand les oreilles. J’entends que son métier est celui d’entrepreneur ; que « j’en ai bavé pour arriver là où je suis. Je fais dans l’immobilier, l’événementiel et l’éducation. En réalité, cher écrivain en devenir, rien ne me prédestinait à tout ce que je vis aujourd’hui. »

Rime me fait comprendre qu’elle est originaire de Khouribga ; que « mes parents, de pauvres marchands, ont tout fait pour que nous ne manquions de rien, mes deux sœurs et moi. Nous habitions dans un immeuble au creux du quartier Hay Al Massira où tout se savait. Je me rappelle le visage de chaque habitant de cet immeuble. Je me souviens de leurs voix, ces voix qui, une fois déchaînées, étaient capables de réveiller même les morts. Je me rappelle l’odeur de ces herbes que l’on brûlait dans la maison pour éloigner les mauvais esprits. Je me souviens de cette couette rouge fioriturée de quelques motifs divers et variés, qui m’a accompagnée durant tant d’années et que, convaincue que je perdrais je ne sais quoi si je la laissais là, j’ai emporté avec moi à Casablanca, quand il a fallu y venir terminer mes études. Je me rappelle le silence aux mille résonances de papa que l’inquiétante loquacité de maman ne parvenait jamais à remuer. Mais ce dont je me souviens surtout, c’est la petite fille heureuse malgré tout que j’étais. »

Après m’avoir raconté quelques tranches de sa vie – quelle vie ! –, elle dit me comprendre dans mon obsession de devenir écrivain. Elle-même a dû s’acharner telle une forcenée pour obtenir ce qu’elle voulait de la vie. Elle n’était pas brillante à l’école. C’était une fille peu studieuse qui croyait que peu importe les notes qu’elle obtiendrait, eh bien elle finirait quand même par réussir. Et ce fut le cas. Malgré des notes passables, Rime a bien fini par réaliser son rêve : devenir indépendante et, de fait, parcourir le monde comme bon lui semble. Je me souviendrai encore longtemps de ce qu’elle m’a dit avoir ressenti, quand, invitée à un déjeuner au balcon d’un immeuble de la Silicon Valley, arrêtée près de la baie vitrée et contemplant la vue imparable, incrédule quelque peu, un long frisson a parcouru son corps. Le paysage en face d’elle avait fini par s’évaporer pour laisser place à l’immeuble qui l’avait vu naître et grandir. Elle se revoyait, petite, pleurant parce qu’elle n’avait pas d’habit pour la fête. Rime avait fini par sourire, un sourire qui traduisait sa belle revanche sur l’adversité, avant de retourner s’asseoir et savourer son steak frites de quelques milliers de dollars. C’était son premier voyage d’affaires aux États-Unis, et elle en garde un souvenir qui ne la quittera jamais plus. Et depuis elle voyage beaucoup, tantôt pour affaires, tantôt pour profiter de la vie.

Mon interlocutrice m’encourage beaucoup. Elle me dit qu’elle ignore sur quelle base elle dit cela, mais qu’elle a la certitude que je serai un grand écrivain. Je souris. Je souris moins pour ce que je viens d’entendre, que pour la pleine conscience que le chemin, pour moi, reste long et hargneux. J’accueille le compliment avec humilité pour ne pas perdre le nord. Le sentiment de suffisance reste un redoutable ennemi pour qui veut avancer, progresser et réussir.

Comme pour témoigner sa bonne foi, Rime va jusqu’à me proposer son aide si besoin est. Nous échangeons les contacts puis, elle se lève et sort du restaurant sans dire mot.

Quelques minutes plus tard, elle revient et me propose d’aller connaître chez elle. J’accepte volontiers. Quand elle monte dans sa voiture, je comprends que c’est celle-ci qu’elle était allée chercher tout à l’heure. Je l’y rejoins, tout content, tout bête. 

Nous dépassons successivement la Coupole Zevaco, « le marché sénégalais » où sont vendues des spécialités subsahariennes, la commune de Sidi Belyout, l’hôtel Barcelo et le Palace d’Anfa. Au rond-point qui suit, nous tournons à gauche et pénétrons dans le garage d’une résidence alentour. Nous prenons ensuite l’ascenseur, direction le cinquième étage. Rime, d’abord faisant face à la sortie, se tourne délicatement vers moi et me sourit, me laissant indécis quant à la posture à adopter.  

– Est-ce que tu pourras reconnaître le lieu ? me demande-t-elle pour rompre la monotonie, au moment où nous sortons de l’ascenseur.

– Ce n’est pas caché, dis-je. Nous sommes au cœur de Casablanca ! 

Nous longeons le couloir et nous retrouvons devant une porte qu’elle ouvre. Rime m’installe au salon avant de s’éclipser dans une chambre, au fond à gauche. J’ôte mon béret et le pose devant moi, sur la table. Quelques minutes passent. 

Quand elle me rejoint, elle porte désormais un jogging bleu assorti au débardeur. Nous nous regardons, échangeons des sourires « complices ». Elle apporte la carafe d’eau et deux verres, puis me prévient avoir mis du thé au feu. Je ne dis rien, j’acquiesce. 

Ce qui me frappe, c’est le fait que, a priori, l’appartement n’est habité que par elle. Je m’attendais à y trouver du monde : quand on vient d’en bas, du moins de là d’où je viens, et qu’une telle réussite matérielle nous sourit, il est rare de vivre seul dans le pays qui nous a vu naître… Je ne lui pose pas la question ; j’envisage de la laisser orienter le gouvernail de notre conversation, dont je ne serai qu’un simple participant. Elle m’en a déjà trop dit pour que j’ose certaines questions. Et puis, cela va sans dire, pour que je sois assis chez elle, alors que l’on ne se connaît pas en réalité, elle a dû me faire confiance. 

Quand elle revient avec le thé agrémenté de quelques feuilles de menthe dont je raffole, pour enclencher la discussion, elle me pose des questions sur mon expérience de vie au Maroc. D’emblée, elle me dit que j’évoluerais rapidement si j’émigrais en France ; elle me parle d’une cousine, Nadine, qui y vit et travaille dans le cinéma, dont elle me passe le numéro de téléphone. Elle pense qu’entrer en contact avec celle-ci me serait bénéfique, « dans la mesure où c’est aussi une passionnée de littérature ». 

Nous avons bu le premier verre de thé lorsque, soudain, j’entends qu’elle me demande mon avis sur l’amour. La question, elle la formule de sorte que je ne puisse pas me dérober, ajoutant à la fin, « cher écrivain en devenir ». Aussitôt, d’un air qui vacille entre orgueil et amusement, Rime croit que « le véritable amour, j’entends par là celui qui existe entre un couple, n’est pas ce que l’on croit : ce n’est, pour qui sait être franc, qu’une discrimination. » 

Discrimination. Amour. Amour. Discrimination.

Les deux mots vont et viennent dans ma tête avant de finir par me mettre face à une évidence que je redoutais : je ne saisis absolument rien de ce qu’elle veut dire. Discrimination ? Je pense tout de suite au racisme, à l’ethnocentrisme, au tribalisme, au sexisme, bref à toutes ces doctrines dont la race humaine souffre. Mon incompréhension est d’autant plus grande que je ne vois aucun rapport entre l’amour et la discrimination. Lorsque je le lui fais savoir, Rime paraît amusée. Sans doute s’attendait-elle à cette réaction de ma part. Elle s’explique :    

– Pour qui sait être franc, disais-je, on procède à la discrimination dans le choix du partenaire ou de la partenaire. L’amour, celui qu’on s’imagine doux, poétique et beau, finit par expirer un jour ou l’autre. Quand on veut partager sa vie avec une personne, volontairement ou involontairement, on s’attend à ce qu’elle réponde à un certain nombre de critères, une certaine attente. Cela m’étonnerait beaucoup que, face à plusieurs choix, X ou Y décide de partir avec la personne qui lui convient le moins. Vois-tu où je veux en venir, cher écrivain en devenir ? À partir du moment où le choix est basé sur quelque aspect que ce soit, ce n’est plus de l’amour, mais de la discrimination. Voilà pourquoi à trente deux ans, dans un pays comme le Maroc, je suis toujours célibataire. Tant que je peux m’offrir tout ce que je veux, pourquoi me coltiner quelqu’un qui, à défaut de restreindre mon espace de vie, m’obligerait à l’introduire dans l’équation de mes futurs choix ? Je ne cherche pas l’amour, pas plus que je ne lui cours après : c’est un sentiment précaire et transitoire qui s’effiloche sitôt qu’il a fini de te persuader que tu pouvais le saisir. Non. Je n’en ai ni le temps, ni l’énergie, ni le candide optimisme. 

Comme pour soutenir ses propos, Rime me raconte la fois où elle avait cru vivre cet amour doux, poétique et beau avec un homme, avant de se rendre compte que leurs sentiments, à lui et à elle, étaient dictés par des intérêts qui les liaient. Moi je pense que c’est un cœur torpillé à coups de trahison et de déception qui a eu l’inspiration d’avancer l’hypothèse selon laquelle prétendre aimer se résume à de la discrimination. Mais je n’en dis rien. Je n’en dis rien puisqu’elle enchaîne : « c’est fini », la tête baissée, l’index gauche dessinant un cercle autour du verre de thé à la menthe servi voilà trois quarts d’heure.                            

                                                                            *

Le tableau signé un certain Williams S. me fait penser à l’écrivain guinéen au destin tragique, Williams Sassine (1944-1997). Pas plus tard qu’hier nuit, j’écoutais un podcast dont il était le sujet, et où il s’exprimait sur son exil, son rapport à l’écriture, son univers, son goût pour les calembours – en témoigne le titre de son cinquième roman, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui –, le malentendu qu’il a eu en pensant que faire les maths l’aiderait à résoudre les problèmes dans la vie. Le talentueux auteur pense ici que le drame de l’exilé est qu’il n’a pas d’origine ; qu’il ne peut avoir que des extrémités. D’ailleurs, il considère qu’il lui est poussé beaucoup d’extrémités, la littérature en particulier, au regard du nombre de pays qu’il a traversés au cours de son long et douloureux exil : Mauritanie, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Niger, Sierra Léone, Libéria, Côte d’Ivoire.

Voici ce que je décide : comparer, de même que Rime l’a fait avec la discrimination, l’amour à la notion de l’exilé selon Sassine. Enfin rassuré, je dis avec conviction :

– Je pense que l’amour est comme un exilé : il n’a pas d’origine, il ne peut avoir que des extrémités.

Plissant les sourcils, Rime, manifestement surprise, me demande des explications. Je commence par lui parler de l’errance de l’exilé banni de son pays d’origine. Sans même savoir où est-ce que cela me mènerait, j’avance que l’amour, quelque part, erre lui aussi, à la recherche d’âmes chérubines qui sauraient l’apprécier à sa juste valeur, car il devient de plus en plus étranger à l’homme. Puisqu’il précède la haine et toute son armada assassine, et que je pense que tout est voué à une fin quelle qu’elle soit ici-bas, l’amour, pur, beau, poétique, se sait condamné. Il sait qu’il est aussi difficile à conjuguer au présent, que l’emploi de détester est trivial en même temps. Il sait que l’on se cache derrière sa pureté afin de mieux accomplir de vils desseins. Il a conscience que, de fait, plus grand monde n’ose s’abandonner dans ses mains tendres et douces, quoique capables d’enlacer le monde lui-même. Il connaît l’homme, l’amour. Son impatience ? Il n’en a été que trop souvent témoin. Son goût prononcé pour la destruction ? Il n’y peut rien. Un cas désespéré, quoi. 

Puis, je soutiens que, dans son errance, quelques extrémités lui poussent à l’amour : c’est l’amitié dans sa plus noble expression ; c’est l’empathie, nécessaire pour comprendre l’autre ; c’est la bienveillance, manifeste d’une humanité au bon cœur ; c’est la main tendue pour aider l’autre ; c’est l’attention de l’autre dont on ne se rend pas nécessairement compte.

Rime ne dit rien, se contentant simplement de hocher la tête. Il me semble qu’elle est embrouillée, confuse. Et puis il y a ce sourire qu’elle me témoigne, vous savez ce sourire qui vient vous conforter et vous dit : ça y est, tu as gagné. 

Je ne jubile pas : je ne suis qu’un imposteur qui réussit jusque-là à baratiner pour être à la hauteur de son imposture. Néanmoins, j’éprouve quelque satisfaction que je n’extériorise pas. Je m’empare de mon verre de thé et avale une gorgée, la plus savoureuse. Rime pose les mains sur la table. Pensive, tout ce qu’elle me laisse entendre se résume au son du tapotage de la table par son index gauche. 

Taiseuse, elle se lève doucement, contourne la table sur laquelle elle prend place, voluptueusement, en face de moi. Elle me fixe pendant quelques fractions de secondes, me sourit et baisse la tête puis la relève. Rime enfonce les mains dans ses cheveux et finit, tout en douceur, par faire un chignon. Là, le temps semble s’arrêter ; l’air se trouve comme empli d’une substance chimique à la fois douce et amère, qui fait que j’ai du mal à respirer. Je tente subrepticement de me reprendre en main, rien n’y fait. Quelle va être la suite de cet instant ? Mes oreilles sont grandes ouvertes à la quête du moindre son qui jaillirait d’elle.

Et puis, à brûle-pourpoint, Rime s’empare de mes mains qu’elle pose sur sa hanche. Je sens comme une sorte d’électricité dont le voltage, très élevé, tuerait banalement un homme. Vais-je bientôt mourir ? Mes yeux s’écarquillent ; je bats puis rabats les paupières plusieurs fois de suite, médusé, désarçonné, harangué, férocement propulsé dans un univers dont tout m’était encore sibyllin. Elle ne me laisse pas digérer, ne me donne pas le temps de dire quoi que ce soit. D’ailleurs, qu’aurais-je à dire, sachant que ma bouche, clouée, n’est plus rien d’autre que le témoin de mon incapacité à trouver des mots ?

Rime relève mon menton.

Suis-je seulement au cœur d’un long rêve ?

Si c’est le cas, que tous les dieux, enfin, conjuguent le même verbe et me laissent le temps d’en vivre l’épilogue ! Qu’ils acceptent, quels qu’ils soient, la prière d’un homme qui croit en lui plus qu’il ne croit en eux, et peut-être la tendance s’inversera-t-elle. 

Pour la première fois, Rime sait qu’elle a réellement pris le dessus sur moi.

Mon menton relevé alors, nos yeux, dès lors, semblent fusionner, piégés eux-mêmes dans ce torrent de champ magnétique dont ils n’avaient pas encore connaissance. Je me rappelle les injonctions : ne pas tanguer, garder le cap et maintenir la cadence ; ne dénuder aucun signe de faiblesse, au contraire, garder la tête bien droite, maintenir le menton bien haut, et dilater les narines autant que faire se peut. Mais aussitôt, vois-je là l’ultime tentative désespérée d’un imposteur, dont le masque, indomptable, s’apprête à tomber !

Rime pose la main sur ma poitrine et sent le rythme effréné des battements de mon cœur. Elle réussit à garder cet air à la fois sérieux et terriblement séducteur qui me fait penser à mon ressenti au sortir de ma lecture d’Americanah, magnifique roman de Chimamanda Ngozi Adichie : d’abord admiratif, ensuite terrassé par le titanesque travail littéraire qu’elle abat là-dedans, au point de vouloir abandonner mon altière entreprise de devenir écrivain.

Elle ne change pas de posture. Mieux, elle l’améliore. Elle ne cligne pas des yeux et guette, savourant sa victoire, le moindre mouvement de ma part. Sa main se déplace lentement, très lentement sur ma poitrine, mon ventre, puis mon bas-ventre. Là, le solide rocher que je parais s’effondre : ainsi est démasqué l’imposteur ! Face à une femme, désormais, je tâcherai de n’être que ce que je suis, c’est-à-dire un homme, avec tout ce que cela implique et veut dire… 

Baigné dans un halo de lucidité qui n’aura duré que le temps d’un battement d’ailes, je me dégage, me tiens debout, halète comme si je venais de parcourir des kilomètres dans les plaines foutaniennes, loin, là-bas, chez moi en Guinée, où la beauté de la nature est proportionnelle à la laideur du retard socioéconomique. Elle se rapproche, résolue à brûler dans le four crématoire de ses courbes – quelles courbes ? De ses yeux, uniquement de ses yeux j’allais dire –, ma tunique d’imposteur, celle-là même que, désormais, face à elle, je crains ne plus pouvoir revêtir. Si aucun mot n’est prononcé, tout, absolument tout, en revanche, se dit, se comprend et s’entend jusqu’aux tréfonds de nos deux âmes en fusion. 

Me voici plaqué contre le mur, ayant décidé d’embrasser à bras-le-corps ma défaite. La voilà rivetée contre mon torse, décidée à me dévoiler une certaine facette de sa personne. Nous voilà donc. Angaya  !

Alors que ma bouche, témoin de mon incapacité à formuler la moindre phrase, s’active pour dire quelque chose – sans doute quelque chose qui n’a ni tête ni queue, autrement dit une bêtise –, de son index droit, Rime empêche mes lèvres de se détacher. Elle pose son front sur le mien, caresse mon nez avec le sien, frotte ses joues contre les miennes. Je pense, à un moment, que nos yeux finiront eux aussi par se frotter.

Une question me taraude : nos lèvres finiront-elles par se toucher ? Rime ne me fait pas attendre longtemps pour le savoir, car je sens ses lèvres s’approcher des miennes. À quelque dixième de millimètres, pour ne pas dire qu’il y a contact, elle s’arrête net. Je perçois le bruit de sa respiration qui, au fil des secondes qui s’enchaînent, éternelles, s’est accélérée. C’est alors qu’elle fait quelque chose que je n’avais jamais soupçonné : elle dirige sa bouche vers le lobe de mon oreille gauche, et l’avale sensuellement.

Sens perdus.

Equilibre perdu.

Raison perdue.

Individu perdu tout court.  

Pour rester debout et suivre la cadence des sensations qui me traversent, je saisis, de mes mains, les fesses de Rime. Je les découvre malléables, souples, bien garnies. Je les saisis, les appuie, les caresse, laisse le temps à chacun de mes doigts de s’y fondre et de s’en enivrer jusqu’à ce que, mi-éveillé, mi-endormi, syncope s’en suive. 

Ma défaite embrassée et acceptée me libère : j’entreprends. Mes mains profitent de ce qu’elle dirige sa bouche vers le lobe de mon oreille droite, pour se glisser sous son débardeur et parcourir son dos, ce dos voûté qui semble parler la même langue que ses fesses, avant de conclure la pérégrination sur ses seins…

Soudain, Rime se dégage.

Mon corps, tout mon corps tantôt comme électrifié, se retrouve ainsi desséché, en proie à une mortelle inanition : c’est un enfant sevré avant l’âge. La chose entre mes jambes retombe, molle, veule. 

Elle réajuste son haut et se dirige, aussi bavarde qu’un cimetière, vers la porte. Confus, je choisis de ne pas rompre le silence. Je la regarde, incrédule.

Elle ouvre la porte.

– Va-t’en, me dit-elle, un déluge de larmes dont je n’ai pas soupçonné l’arrivée, massacrant son visage.

– Mais pourquoi tu…

– Ne pose pas de question s’il te plaît. Je veux juste que tu t’en ailles.

De la main droite, elle m’indique la sortie, tandis que de la gauche, elle reflue ses larmes. 

Je ne dis rien et conclus aussitôt, défaitiste, qu’il est des désirs qu’il vaudrait mieux ne pas assouvir, car leur feu, aussi dévorant soit-il, ne s’éteindra guère : il demeurera et continuera à réchauffer quand viendront – puisqu’ils viendront, féroces et impitoyables –, les jours pénibles.

Le cliquetis du crochet de la porte, synonyme de la fermeture de celle-ci, résonne en moi et transperce mon cœur d’un chagrin que je questionnerai encore longtemps… 

L’ascenseur est là lorsque, d’abord, je reçois un SMS, puis un appel. Je rebrousse chemin, parcours le couloir, dulcifié, sourire aux lèvres. Avant que la porte ne s’ouvre, mon sourire se transforme en un rire bête, inexplicable, et, comme post-scriptum, je questionne : qui a dit qu’il était des désirs qu’il valait mieux ne pas assouvir ? 

Je rentre.

Rime ferme la porte.

Mais peut-être ne suis-je qu’au cœur d’un long rêve. Sûr que je reviendrai demain pour en avoir le cœur net.