La réussite sociale en Guinée se mesure souvent à trois critères essentiels : se marier et fonder une famille, devenir propriétaire d’un logement et posséder une voiture.
Si le mariage et la fondation d’une famille demeurent relativement accessibles, et qu’il est possible d’acquérir un véhicule à un coût raisonnable, accéder à la propriété, notamment dans les grandes agglomérations comme Conakry et ses environs, constitue un défi presque insurmontable pour la majorité des citoyens.
Prenons l’exemple d’un fonctionnaire guinéen. Il lui est pratiquement impossible, avec son seul salaire et les avantages liés à sa position, de financer l’achat d’une parcelle et la construction d’un logement. Une analyse simple de ses revenus comparés à ses charges professionnelles et familiales met en évidence l’ampleur des sacrifices nécessaires pour bâtir un toit de manière honnête et légitime. Ce triste constat tient, même en tenant compte de la nouvelle grille salariale des hauts cadres de l’administration publique guinéenne.
Cette situation reflète la réalité vécue par une écrasante majorité de Guinéens, surtout en milieu urbain. Dans ce contexte, la corruption, le détournement de fonds et les abus de confiance se sont progressivement institutionnalisés, devenant des pratiques presque incontournables pour répondre aux attentes sociales.
Lorsqu’une personne est promue, nommée ou obtient une position d’autorité, elle est immédiatement confrontée à des pressions familiales et sociales intenses. Ces proches l’incitent à tirer amplement profit de ses nouvelles fonctions, même de manière illégale. Ne pas répondre à ces attentes expose à la réprobation sociale. Ce phénomène, connu sous le nom de « regard social », dissuade toute volonté sérieuse de lutte contre la corruption, surtout lorsqu’elle touche des intérêts personnels ou familiaux.
Le secteur immobilier, marqué par une anarchie totale, est l’illustration parfaite de ce cercle vicieux. L’absence de régulation, l’inflation galopante des prix des parcelles et une spéculation effrénée favorisent un système où seuls les plus malhonnêtes ou les plus influents parviennent à accéder à la propriété. Toute tentative de lutte contre la corruption se heurte à cet écosystème profondément enraciné dans les pratiques économiques et sociales du pays.
La tentative des autorités de transition de professionnaliser le métier d’agent immobilier (ou démarchage), bien qu’elle puisse mettre fin aux nombreuses arnaques de ces intermédiaires et à leurs spéculations sur les prix réels des parcelles ou des loyers, ne résout cependant pas la question de ces prix, qui sont fréquemment exorbitants.
En ce qui concerne les loyers, certains propriétaires exigent le paiement de plusieurs mois d’avance (entre 6 à 12 mois) aux nouveaux locataires. A cette pratique problématique s’ajoute celle de la caution rarement remboursée, même après la fin de la location.
Par ailleurs, au-delà des prix exorbitants des parcelles, pouvant atteindre des millions de dollars dans un pays où la majorité de la population vit sous le seuil de pauvreté, le marché locatif pose également un problème majeur.
Les loyers, particulièrement en milieu urbain et à Conakry, sont souvent fixés de manière arbitraire, selon les besoins ou les caprices des propriétaires. Dans certains cas, ils sont même indexés sur des devises étrangères comme le dollar ou l’euro. Cette pratique, associée au manque criant de logements sociaux accessibles, alourdit considérablement le fardeau des ménages.
Les étudiants, en particulier, subissent les effets de cette crise. Faute de campus universitaires adéquats, beaucoup sont contraints de partager des chambres exiguës, parfois à plusieurs, dans des conditions peu propices à l’étude et à la concentration. Ceux qui trouvent refuge chez des proches ou des personnes bienveillantes dorment souvent dans des espaces inadaptés, comme des salons, ce qui complique encore davantage leur parcours académique.
Ainsi, le dysfonctionnement du marché locatif et l’absence de politiques publiques efficaces en matière de logement renforcent les inégalités sociales et pèsent lourdement sur la qualité de vie des ménages modestes et des jeunes en quête d’un avenir meilleur.
Dès lors, il est impératif de réguler ce secteur de manière rigoureuse et transparente pour éradiquer véritablement la corruption en Guinée. Car sans une profonde réforme de ce secteur anarchique mais ô combien indispensable à la définition d’une vie heureuse ou décente pour les foyers guinéens, tous les beaux discours sur la lutte contre le détournement des deniers publics resteront lettre morte, et les inégalités sociales continueront de s’aggraver.
Toutefois, il convient de reconnaître que la corruption est endémique en Guinée, si bien que c’est l’impunité qui nous a habitués à ignorer l’ampleur du problème. Et cette corruption se manifeste à tous les niveaux : dans les services de contrôle, les agences de lutte contre la corruption, de recouvrement, dans la presse, où la majorité des journalistes sont devenus des instruments politiques et des porte-voix intéressés, dans la magistrature, du boutiquier au grand commerçant, du « petit fonctionnaire » au ministre, ainsi que parmi les « corps habillés », les médecins, les banquiers et les assureurs.
Voilà pourquoi il serait pertinent de commencer à s’interroger sérieusement sur la chaîne et les foyers de blanchiment qui perdurent. Que dire, en effet, des cambistes de Madina qui manipulent des millions de devises étrangères ? Que penser des banquiers qui hébergent des comptes douteux ? Des promoteurs immobiliers qui érigent des constructions à une vitesse vertigineuse, comme si l’argent coulait à flots ? Comment expliquer que des jeunes, sans emploi officiel, parviennent à bâtir des boutiques et des restaurants à travers tout le pays ? Pourquoi les concessionnaires de voitures vendent-ils des véhicules de luxe à des commis de l’État ? Qu’en est-il des médias, des cliniques, des pharmacies qui surgissent en nombre, alimentées par l’argent public ?
Je crois, pour ma part, qu’il est grand temps de poser ces questions et d’exiger des réponses sérieuses, pas la fiction à laquelle nous avons eu droit chaque fois qu’une enquête annoncée pour “moraliser” la gestion de la chose publique a fini par devenir cette énième montagne qui a accouché des souris de non-dits et de complicité en haut lieu. Car aussi longtemps que le secteur de l’immobilier en Guinée restera une jungle anarchique, toute tentative de lutte contre la corruption et le détournement des deniers publics ne sera qu’un discours creux, inefficace et vain.