Le changement de modèle démocratique est un concept dénué de sens et de réel intérêt dans le contexte guinéen. Car changer une norme, une pratique, une œuvre, suppose avant tout qu’elle existât. Or, en Guinée, la démocratie est une toile morte. Si elle est référencée dans les textes de lois, sanctuarisée par les principes constitutionnels, redondante dans l’univers politique, elle demeure pourtant complètement absente de la gestion publique. 

Les gouvernants en font usage par simple effet de style pour garnir leur image aux yeux des partenaires internationaux. Cela ne signifie point qu’ils sont, un tant soit peu, des démocrates à minima qui tiendraient à une forme de démocratie taillée sur mesure, des démocrates avec un peu de démocratie. Cela ne les intéresse nullement, ils n’ont rien à y gagner. Paraître bon ne les rendra point meilleurs. Ils deviennent donc pires, avec une dose démocratique dans la parure pour être fréquentables. Mais la particularité d’une parure est qu’elle est un luxe qui cache ou embellit la nature véritable ou intrinsèque de celui qui en use. En gouvernance, c’est pareil. Les autorités politiques de chez nous ont toujours fait de la démocratie de circonstance leur accoutrement. Aujourd’hui se pose plus que jamais l’obligation de déconstruire cette farce.

Ainsi, la première erreur d’un projet sérieux de refonte systémique est de considérer la Guinée comme une démocratie. Elle ne l’est pas et ne l’a jamais été, peut-être ne le sera-t-elle jamais, si nous appréhendons la démocratie sous un prisme eurocentré. C’est en ce sens, me semble-t-il, que le CNRD a commis une erreur manifeste préjudiciable à son ambition de refondation Républicaine.

En effet, dès le Coup d’Etat du 05 septembre, le projet était clair : il s’agissait, par la remise en question des fondements du régime moribond du président déchu, de recréer un espace démocratique nouveau. 

Au fond, dans la philosophie des nouvelles autorités, l’idée ne consistait pas à faire une table rase de l’existant mais de le toiletter au moyen de pratiques administratives nouvelles. Simple populisme ou envie réelle de changer ? les deux réponses s’entremêlent. Le coup de force, contrairement au récit institutionnel, n’était pas opéré dans l’intérêt du peuple. Une opposition entre le patron des forces spéciales et quelques membres clés du gouvernement avait rendu le recours aux armes inévitables.

Le scénario du 5 septembre est donc le résultat d’une guerre d’égo entre des acteurs qui ne se supportaient plus, qui ne pouvaient plus cohabiter. L’effondrement du régime du Président Alpha Condé ou son maintien était donc nécessaire pour la survie d’un camp. La balance a pesé du côté d’un homme plutôt que du côté du régime. 

Il fallait, dès lors, une fois le pouvoir inespéré acquis, inscrire le déboulonnement de l’ancien président dans une logique purement citoyenne. Les principes républicains étant galvaudés, la défiance au président s’intensifiant, la corruption endémique ne cessant de s’accroître, une intervention avait été nécessaire pour sortir la Guinée de l’emprise des vicieux qui la possédaient. 

Si chacun est conscient que cette justification est loin d’être conforme à la réalité, il n’en demeure pas moins qu’elle a suscité bien plus d’espoir qu’il est possible d’imaginer. Le peuple, désespéré par la politique politicienne, souhaite plus que jamais un renouvellement de la classe dirigeante et ce faisant, espère le déclassement définitif des méthodes de la gouvernance telles qu’elles sont pratiquées chez nous.

En ce sens, le discours de refondation prononcé par le CNRD trouve encore un retentissement chez bon nombre de guinéens. Si les propos sont opportunistes, le nouveau chef y croit profondément. Il sait que sa venue au pouvoir se justifie par un concours de circonstance des plus hasardeux. Cependant, il semble croire qu’il peut changer la donne et inverser la tendance. Il semble espérer devenir ce chef qui pourra susciter une trajectoire démocratique inédite, un élan décisif pour la refonte de l’Etat en Guinée. 

Il est donc vrai qu’entre le réel mobile du coup de force et les raisons qui ont été invoquées à postériori, il y a une différence radicale mais que celle-ci n’invalide pas l’intention de bien faire. Pour autant, le chemin choisi ne me paraît pas apte à répondre convenablement aux défis qui se posent à la Guinée. 

Les bonnes intentions ne suffisent pas

L’erreur, peut-être la plus décisive, commise par le CNRD consiste à vouloir refonder la Guinée avec des acteurs qui peinent à donner un contenu sérieux à ce concept. Que veut dire refonder ? qu’est-ce qu’il y a à refonder et plus concrètement, comment refonder ? Ces questions demeurent sans réponse, ou du moins, les premières réponses qui sont à notre portée sont d’une teneur peu consistante et, pour dire vrai, sujet à déception. 

Commençons par la mutation paradigmatique. En amont du coup d’Etat, le chef de la junte annonce, à l’occasion d’un discours spontané confirmant la prise effective du pouvoir, qu’il ne sera désormais plus question de « répéter les erreurs du passé ». 

Par ces mots forts, il entendait provoquer une disruption fondamentale avec la philosophie des régimes précédents. Cette nouveauté recherchée, ce droit à la différence que le CNRD se voulait d’incarner est, pour le coup, pratiquement impossible. Car 37 ans plus tôt, le Comité Militaire de Redressement National (CMRN), qui s’était emparé du pouvoir le 03 avril 1984 – une semaine après la mort du président Sékou Touré – était porteur de la même ambition. 

Dans un discours officiel d’alors, le capitaine Facinet Touré, accompagné du colonel Lansana Conté, déclarait ceci au peuple de Guinée célébrant la fin d’une première République dont l’acharnement contre les complots — réels ou supposés — avait fini par endeuiller presque toutes les familles du pays : « Ton armée nationale, celle qui t’est toujours demeurée fidèle et loyale et qui a toujours partagé tes peines, a décidé de prendre en main la destinée du pays pour éviter à l’avenir toute dictature personnelle et sanglante qui broie ses propres fils ». 

Malgré la différence de conjoncture, nos deux colonels — jadis Lansana et maintenant Mamadi — partagent une conviction semblable, quasi-identique : provoquer l’effondrement du système existant, déradicaliser le pouvoir, adoucir la gouvernance et redonner au peuple la souveraineté qui devrait être la sienne. Le pari est osé et les raisons motivantes extrêmement nobles. Mais comme on le sait, les bonnes intentions ne font pas forcément de grandes œuvres. 

Le premier régime militaire était conscient qu’une mutation systémique d’envergure est impossible sans une réelle assise paradigmatique, sans une vulgate fondatrice audacieuse et inaugurale. C’est sans doute ce qui explique le recours à la doctrine libérale, un prêt-à-porter qu’il fallait coûte que coûte mettre en œuvre.  La loi fondamentale de 1990 est le résultat de ce vaste effort de « désocialisation » ou de « déstalinisation » de la Guinée. Si l’orientation idéologique était claire, les résultats observés demeuraient en porte-à-faux avec la vision de départ. Alors que le CMRN avait promis au peuple espérancier de Guinée un régime démocratique libéral, le plat qui nous a finalement été servi, et dont nous subissons encore les séquelles, s’est avéré être un absolutisme moyenâgeux sous couvert d’une farce républicaine. 

Comme le CNRD aujourd’hui, le CMRN voulait tout changer, tout refaire, tout dénaturer. La feuille de route politique était claire et en 9 ans, la Guinée est devenue autre chose qu’une république populaire, socialiste et révolutionnaire. Tout avait l’air inédit, du choix de la doctrine à la nature institutionnelle. Cependant, rien n’avait substantiellement changé. La personnification du pouvoir était toujours d’actualité ; la répression de la dissension n’avait pas connu le moindre assouplissement. 

Il va sans dire que le pouvoir du 5 septembre ressemble à celui du 3 avril sur beaucoup de points. Mais la comparaison, sous réserve d’exagération, doit se limiter là. Car, sur un plan purement idéologique, le régime actuel est inexistant, en ce qu’il n’a pas de doctrine philosophique limpide. Il balbutie encore entre des concepts opaques : refondation, rectification institutionnelle, démocratisation, moralisation du service public. Personne ne sait ce que ces concepts signifient concrètement, ni ce que le colonel et ses sous-fifres comptent en faire. 

Pour le moment, le même train continue à rouler avec les mêmes passagers, un équipage remanié, des règles de fonctionnement quasiment identiques. Le peuple, secoué par la violence du quotidien, ne perçoit plus la moindre différence entre le pouvoir évincé et celui sous l’empire duquel il agonise à l’instant. L’espoir qui naquit lors du coup d’état disparaît à petit feu, quand bien même quelques actions restent encore à saluer.

La justice, une boussole désormais introuvable

Les nouvelles autorités ont promis « que la justice sera la boussole de la transition », c’est-à-dire qu’il n’y aurait point de « chasse aux sorcières ». Dans un pays comme le nôtre, où les décisions de justice ont toujours été téléguidées, un tel discours, pour le peuple, sonnait telle une déclaration de guerre contre l’injustice et la tyrannie politique. La réjouissance était dès lors collective et chacun s’attendait à la déclinaison matérielle d’une aussi grande et belle ambition. 

Le CNRD entendait se différencier du CMRN sous l’empire duquel la justice était une belle parodie au service d’un petit groupe. Il voulait également se distinguer du CNDD dont le président était devenu, sur fond d’ignorance, le magistrat compétent pour connaître les dessous de toutes les affaires (l’affreux spectacle que constituait le Dadis Show en dit long) ; et enfin du Président Alpha Condé qui a toujours méprisé et piétiné l’indépendance de l’autorité judiciaire. 

Le larbinisme de certains magistrats à la loyauté marchandable et l’arbitraire au sommet de l’Etat ont compromis la mise en pratique de cette ambition fondamentale de faire de la justice notre boussole républicaine, notre rempart commun. La justice, on le sait, est au cœur du pacte social. Il en donne d’ailleurs toute la substance. Sitôt qu’elle est rompue, le pacte se désagrège et l’Etat, au bout du compte, périclite. Aucun autre corps institutionnel ne peut survivre si le corps qui représente le pouvoir judiciaire s’étiole. Ce n’est pas pour rien que la Cour suprême est l’organe le plus puissant aux Etats Unis, comme l’est le Conseil Constitutionnel en France. Ces deux institutions équilibrent et contrebalancent les pouvoirs de ces deux pays.

En Guinée, l’affaissement de la justice a créé un Etat transparent aux fondations fragiles qui peut s’effondrer à tout moment. Dans la plupart des cas, nos magistrats n’ont aucun principe, aucune loyauté. Ils s’attroupent et s’alignent derrière le premier qui enfreindra les règles pour soit prendre le pouvoir, soit y demeurer. 

Quand Sékou Touré a décidé, en 1964, de s’attribuer les pleins pouvoirs, nulle justice n’a osé s’interposer. Quand Lansana Conté a levé, en 2002, le verrou constitutionnel pour s’octroyer un troisième mandat, nos magistrats ont approuvé le projet. Quand enfin Alpha Condé légitimait sa quatrième République en vue de se présenter à nouveau, les mêmes marionnettes en robe n’ont pas manqué le rendez-vous du déshonneur. A peine Doumbouya avait-il déboulonné l’homme du « premier mandat de la quatrième république », que les mêmes qui avaient applaudi et facilité la forfaiture de changement constitutionnel  s’empressent encore à se ranger du côté du tombeur du régime. Adeptes de la politique du ventre, les voilà donc aujourd’hui qui prennent plaisir à se mettre du mauvais côté de l’histoire se prosternant devant le colosse de Conakry, en violation de toutes les lois de la République. Ils ne lui ont pas seulement offert leur loyauté — qui s’achète à prix d’or ; ils l’ont surtout investi président devant le regard médusé du monde. 

Un putschiste investi président par des magistrats ? Qui l’eût cru ? Il y avait quelque chose de viscéralement déplorable dans la légitimation de la forfaiture du Président Alpha Condé. Mais investir un putschiste était encore plus hallucinant, plus choquant : c’était le comble du déshonneur et de l’indignité. En le faisant, nos magistrats ont souillé La République à jamais.  Notre justice est viciée à la racine. Elle doit mourir d’abord pour espérer renaître. Presque tous les magistrats qui l’incarnent doivent aller à la retraite. Mal formés et sans principes, ils ne peuvent incarner le renouveau. Avec eux, toute action de réforme ne peut qu’être vouée à l’échec. Et c’est ce que nous vivons aujourd’hui sous ou avec le CNRD. La justice est devenue le principal instrument au service des nouvelles autorités. Rien de ce qu’elle fait n’inquiète ni de près ni de loin le pouvoir. 

Aujourd’hui, presque tous les guinéens savent que le 5 septembre repose sur une grande tragédie, une monstruosité ineffable. Que personne n’en parle comme cela se devrait, ni les journalistes, ni même le peuple, en dit long sur la nature du pouvoir de nos Forces Spéciales, dont des éléments ont massacré des  militaires de la garde présidentielle ce jour fatidique il y a deux ans. Nulle enquête n’est en cours pour situer les responsabilités. Des opposants au régime croupissent dans les geôles, certains ont dû fuir pour éviter les représailles. La liberté de manifester est suspendue et celle relative à l’expression est plus que jamais menacée. Les cas du féticheur Mofa Sory et du TikTokeur Guidoh-Fulbhè inquiètent plus d’uns. Notre justice s’illustre donc à nouveau comme elle l’a toujours fait — par et dans un silence coupable. Où est la boussole qu’on nous a promise ?

On pourra toujours nous bassiner avec de nouvelles normes éthiques et morales pour promouvoir, dans des discours creux, la justesse et la justice. Mais cela ne réglera rien si on ne modifie pas la vocation de l’Etat, son accoutumance à la marchandisation des magistrats ; si, au fond, on ne métamorphose pas complètement notre appareil judiciaire. 

La nouvelle constitution ne sera pas à la hauteur des promesses

Dans la feuille de route politique déclinée par les autorités du 5 septembre, la rédaction d’une nouvelle constitution reste une étape décisive pour sortir de la transition. Le Conseil National de la Transition (CNT) a conçu différentes stratégies pour mettre en œuvre cet objectif majeur. 

Un cadre de dialogue supposé « permanent » a été ouvert par le CNRD et un symposium constitutionnel (je ne sais pas ce que cela veut dire concrètement) a ainsi été organisé par le CNT pour discuter d’une part, des conditions de sortie de la transition et d’autre part, du contenu de la future constitution. Les acteurs politiques sont divisés sur les termes de ce cadre et la finalité de ce dialogue. Certains y ont pris part et d’autres, par ailleurs les plus importants en termes de représentativité, estiment que les critères d’un échange constructif et équilibré ne sont pas réunis. 

Une équipe a été constituée par le CNT pour rédiger l’avant-projet de notre nouvelle constitution. Entre professeurs de façade et experts bons marchés ; historiens de pacotille et sociologues par procuration, la composition de l’équipe censée diriger l’idée désormais populaire de refondation républicaine est soit la sacralisation par excellence de l’imposture, soit l’ultime consécration de la vacuité intellectuelle devenue un sport national chez nous. En Guinée, où les joutes verbales font office de pensée, la convention veut que les verbiages raffinés l’emportent sur la profondeur analytique.  

Écrire un avant-projet constitutionnel est une tâche d’une extrême complexité. L’exercice requiert de l’intelligence historique et mémorielle ; de la vigilance dans le choix des philosophies qui doivent guider chacune de nos décisions politiques ; et aussi de la mesure dans la détermination de nos institutions, dans la nomenclature de nos droits et libertés, lesquels doivent fonder nos actions et régir notre vivre ensemble. 

Il ne s’agit donc pas – comme nous le faisons si souvent – de mimer, de singer l’occident et de paraphraser ses croyances et idéologies dans le pacte fondateur de notre nouvelle République. Le temps de l’imitation est révolu. Nous devons écrire autre chose ; penser différemment ; et organiser notre charte d’une manière qui convienne à notre volonté d’innover. Il est en effet question d’apporter la preuve de notre existence réelle au monde. 

Les autres doivent s’inspirer de notre audace techno structurelle, de notre particularité démocratique. Cela demande un travail substantiel, conséquent ; et nécessite une réflexion en intelligence collective du peu d’intellectuels dont nous disposons : écrivains de renom, historiens féconds ; professeurs de droit, de sciences politiques, d’économie, de sociologie, de philosophie… reconnus dans leurs domaines respectifs pour avoir publié des livres ou articles dignes de ce nom. On pourrait aussi associer à cet élan de réflexion collective des acteurs de la société civile qui se distinguent par leur pensée, des docteurs ou doctorants qui publient régulièrement sur des sites reconnus et qui sont forts de propositions. C’est seulement ainsi qu’il sera possible d’inventer quelque chose de différent et de salutaire.

Les marchands d’illusion, spécialistes de l’agencement des formules creuses et laudatives, de la récitation des principes et lois, ne pourront en aucune manière nous montrer la voie. Ils sont déjà trop occupés à apprendre par cœur ce que les autres ont d’ores et déjà pensé.

La Guinée d’aujourd’hui et celle de demain se dessinent dès maintenant. Le corps de règles que nous allons écrire va déterminer l’orientation de notre présent et probablement de notre avenir. Nous devons donc faire le bon choix, pour nous et pour cette République que nous disons tant aimer. 

Nous n’avons pas droit à l’erreur et surtout pas le droit de reproduire l’histoire, d’inviter le passé au présent. Car en le faisant, la nouvelle constitution ne sera pas à la hauteur de ses promesses et on obtiendra les mêmes contenus, la même déception, les mêmes embûches, la même révolte, les mêmes coups d’État, la même transition dans cinq, dix, quinze, ou vingt ans — voire plus. 

Par cette nouvelle charte fondamentale et historique qui se veut fondatrice d’une espérance nouvelle, d’une pratique démocratique inaugurale, il nous faut transformer de fond en comble les conceptions de notre modèle politique, de notre rapport au pouvoir et de notre manière de faire société. 

Le CNRD est en train de se détourner de  son objectif, si seulement la refondation rime avec les déclarations primordiales du 5 septembre : rupture avec les erreurs du passé, réforme de la justice et instauration d’une nouvelle pratique de gouvernance — le tout sous l’empire d’un nouveau pacte social. Rien de tout cela n’a été concrètement réalisé. L’héritage du CNRD est flottant et à ce rythme, personne ne s’en souviendra après les élections.

Heureusement que ce n’est pas encore trop tard. Des réformes audacieuses sont toujours possibles. Pour cela, il faut des idées, une trajectoire politique claire et des acteurs compétents pour les mettre en œuvre, pas les opportunistes de circonstance qui ont pris le régime en otage.