• 2 septembre 2025 • Alpha Saliou DIAKITE
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Il est impossible d’analyser les signes de la faillite du système scolaire guinéen sans interroger en profondeur l’architecture même de son système éducatif.
Nous sommes en août. Le terrible mois des bilans, des désillusions, et du fracas silencieux d’une jeunesse heurtée de plein fouet par la brutalité des résultats scolaires. Sur les visages crispés d’innombrables adolescents, se lit la consternation d’un rêve effondré, l’amertume d’un combat mené avec tant de ferveurs mais déjà perdu d’avance. Les examens nationaux ont livré leur verdict, et le tableau ne peut être plus sombre : un naufrage collectif, étalé en chiffres froids.
Le Ministère de l’Enseignement Pré-universitaire, comme à l’accoutumé, a publié les statistiques officielles : 32,44 % de réussite au baccalauréat, 54,16 % au BEPC et 58,65 % à l’entrée en 7ème année. Une performance qui confirme une fois de plus l’effondrement silencieux d’un système éducatif à bout de souffle.
L’an dernier déjà, le climat était glacial : 24,64 % au bac, 47,11 % au BEPC, 63,22 % à l’entrée au collège. En 2022, la dégringolade était sans commune mesure : 9 % de réussite au bac, 15,04 % au BEPC et 17 % seulement pour la 7ème année.
Ces chiffres ne sont pas simplement mauvais ou brutaux. Ils sont insupportables, insoutenables. Car derrière ces taux d’échec, ce sont des espoirs brisés, des avenirs compromis, une génération sacrifiée.
Sur trois ans, 812.820 enfants ont tenté l’examen d’entrée en 7ème année ; 475.173 ont échoué.
495.540 candidats ont affronté le BEPC ; 329.268 n’ont pas franchi le cap. 270.512 élèves se sont présentés au baccalauréat ; seuls 55.074 ont été admis, soit un taux d’échec de 79,62 %.
Comment comprendre qu’en trois années seulement, sur près d’un million et demi de candidats, plus d’un million aient échoué aux différents examens nationaux ? Comment expliquer cette hécatombe éducative dans un pays qui, 67 ans après son indépendance, peine toujours à faire de l’école une priorité nationale ?
Et pourtant, au lieu de provoquer un électrochoc salutaire, ce désastre chronique est relégué au second plan, dilué dans le formalisme d’une bureaucratie moribonde qui célèbre l’échec comme une prouesse.
Aucune introspection, aucune évaluation sérieuse des politiques éducatives. Aucune remise en question de la mécanique infernale qui produit, chaque année, plus d’exclus, de recalés que d’admis, de diplômés.
Il ne suffit plus de dire que l’école va mal. Il faut comprendre pourquoi. Il faut nommer les responsabilités. Il faut, enfin, interroger notre rapport collectif à l’éducation.
Ce texte se propose d’ouvrir ce chantier. De mettre à nu les racines de l’effondrement éducatif en Guinée. D’explorer les origines idéologiques, politiques et sociales de cette faillite historique. Et surtout, d’esquisser des pistes de refondation, pour que l’école redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un levier d’émancipation, non un outil d’écrasement, de déclassement social.
I. La faillite de l’administration scolaire et la crise de la transmission
1. Une crise systémique profondément enracinée
Il est impossible d’analyser les signes de la faillite du système scolaire guinéen sans interroger en profondeur l’architecture même de son système éducatif. Si ce dernier n’est pas l’unique facteur de l’effondrement observé, il en constitue néanmoins le noyau central, car il influence, structure et conditionne l’ensemble de l’écosystème éducatif national.
Deux niveaux d’analyse permettent d’appréhender la complexité de ce système. Le premier, vertical, concerne l’organisation administrative et fonctionnelle ; le second, horizontal, renvoie à la fabrique des politiques publiques ainsi qu’à leur mise en œuvre effective.
Sur le plan vertical, l’organisation repose sur une structure hiérarchique centralisée : le ministère de l’Enseignement pré-universitaire pilote le système au niveau national, relayé par les Inspections régionales de l’éducation (IRE), les Directions préfectorales de l’éducation (DPE) et les Directions communales de l’éducation (DCE). Ce découpage administratif, bien qu’existant sur le papier, reste largement inefficace dans la pratique. En effet, l’action concrète de ces entités ne se fait sentir que de manière ponctuelle, notamment lors des examens nationaux, révélant ainsi une déconnexion persistante entre réalité institutionnelle et impact matériel concret.
Sur le plan horizontal, le système éducatif se déploie à travers des politiques publiques souvent mal conçues ou en tous les cas, conçues de façon complètement hâtives et difficilement exécutées. Il souffre à la fois d’une faiblesse de vision stratégique et d’un déficit criant de capacités de mise en œuvre. Les défaillances combinées de ces deux dimensions – structurelle et politique – expliquent, dans une large mesure, l’enlisement de la crise actuelle.
L’état sidérant de l’école guinéenne résulte d’un délitement épisodique, d’une débâcle institutionnelle ancrée dans une histoire nationale marquée par l’instabilité systémique, l’improvisation et l’absence de continuité stratégique.
Si la Guinée a été, dès 1958, l’un des premiers pays africains à opérer une rupture politique radicale avec le modèle colonial, cette volonté de décolonisation n’a jamais été pleinement traduite dans le champ éducatif. Le système scolaire guinéen, tributaire d’un passé colonial très lourd, ne s’en est pas véritablement soustrait, en dépit de la recrudescence des discours souverainistes. Il a été au contraire réorienté vers une autre forme de mimétisme, cette fois d’inspiration soviétique. Dans le contexte de la Guerre froide, la rupture idéologique avec l’Occident s’est traduite par l’importation de méthodes pédagogiques et de schémas organisationnels issus du modèle dit « des pays de l’Est », souvent inadaptés aux réalités locales.
L’école guinéenne, au lieu de devenir un lieu de liberté favorable à l’expression de la créativité juvénile et de construction critique du savoir, s’est alors muée en un instrument idéologique d’abrutissement, privilégiant la formation des citoyens conformes au discours du pouvoir.
Ce phénomène est notamment illustré dans l’ouvrage autobiographique Le Fils du terroir d’Amadou Thierno Diallo, où l’auteur dénonce des pratiques arbitraires voire fantaisistes consistant à orienter les élèves vers des filières qu’ils ne maîtrisaient pas, des horizons contraires à leurs aspirations initiales.
Ces dérives, révélant les limites d’un système éducatif davantage conçu comme un outil de mobilisation politique plutôt qu’un réel levier de promotion des savoirs, pourraient être tolérées pour deux raisons.
La première est de l’ordre de la temporalité. Au lendemain des indépendances, la Guinée manquait de ressources humaines qualifiées capables d’inventer et d’enrichir un modèle éducatif à la hauteur des enjeux. La seconde est de l’ordre de l’opportunité. Dans un contexte géopolitique marqué par la guerre de camps, l’éducation devait répondre au double impératif d’apprivoisement des élites et de conditionnement de la masse. Ces propagandes, bien que négatives, étaient incontournables pour la survie de l’Etat.
À partir des années 1980, notamment sous le second régime, l’introduction d’un libéralisme tentaculaire et surtout mal maîtrisé a accentué l’illisibilité et le dérèglement progressif du système. Les réformes entreprises ont été marquées par une absence de vision cohérente, une instabilité chronique et un recul de l’État dans son rôle de garant du bon fonctionnement du service public éducatif.
La réforme structurelle du secteur éducatif, initiée à partir des années 1990 sous le régime du général Lansana Conté, avait pour ambition de rompre avec l’hypercentralisation et l’idéologisation du système éducatif héritées du premier régime.
Cette initiative, proposée et soutenue d’abord par la Banque mondiale et puis par l’UNESCO, visait notamment l’ouverture de l’éducation au secteur privé, la révision des curricula et la professionnalisation de la formation des enseignants. Si l’intention était louable, sa mise en œuvre n’a pas été accompagnée de mécanismes rigoureux de suivi et d’évaluation.
Au fond, la réforme apparaissait comme une réponse aux exigences des donneurs d’ordre (bailleurs internationaux) plutôt qu’une réelle tentative de transformation positive du système éducatif. Les politiques éducatives guinéennes se révélant, au fil des décennies, soit réactionnaires, soit imposées, rarement issues d’une réflexion nationale profonde.
Depuis 2010, les ministres qui se sont succédés à la tête de ce département majeur – notamment Ibrahima Kourouma, Mory Sangaré, Alpha Amadou Bano Barry, Guillaume Hawing, entre autres – ont multiplié les réformes à un rythme effréné, estimant que la catastrophe actuelle de l’éducation nationale est la conséquence directe d’une absence de réforme.
Il n’est venu à la tête de personne qu’aucune réforme durable ne produit des résultats immédiats ; que les politiques publiques se pensent dans le temps long ; que l’important demeure la continuité.
Or chaque ministre nommé, porté par une vision personnelle, remet en cause l’existant et engage de nouvelles orientations sans évaluer les précédentes, dans une logique de table rase contraire au principe de continuité du service public. Ce phénomène de déconstruction-reconstruction permanente qu’il faut dénoncer avec vigueur nuit gravement à la stabilité et à la performance de l’institution scolaire en Guinée.
2. Une crise de la transmission : entre perte de sens et rupture générationnelle
La crise éducative guinéenne ne se résume ni à l’échec des réformes que nous venons de citer ni à la faiblesse des investissements. Elle trouve sa source dans une rupture plus profonde, affectant le cœur même de l’école : la transmission des savoirs. Ce qui est en péril aujourd’hui, ce n’est pas seulement la qualité des contenus ou des résultats, mais le sens et la portée même de l’acte éducatif.
Cette transmission, devenue mécanique, automatique et donc foncièrement stérile au fil des ans, s’appuie sur des manuels anachroniques, des méthodes fondées sur la mémorisation passive, des programmes obsolètes et une pédagogie carcérale. L’élève y est réduit à un simple réceptacle, pantin d’un savoir figé, incapable de comprendre, d’interroger quoi que ce soit. Ce délitement qu’on pourrait appeler « éducation bancaire », favorise la formation des esprits dociles, des laquais plutôt que des citoyens critiques.
À cela s’ajoute une crise de la parole enseignante elle-même : les enseignants, souvent mal formés, sous-payés, privés de formation continue et dévalorisés socialement, n’ont ni les moyens, ni parfois la volonté de transmettre de manière vivante.
Ce dysfonctionnement est aggravé, du moins dans les écoles publiques, par des conditions matérielles indignes : salles de classe surpeuplées, locaux vétustes, manque d’équipements didactiques élémentaires.
Dans certaines zones, les pénuries sont légions : insuffisance de tableaux, de craies ; absence de toilettes fonctionnelles, voire de toits ; et dans d’autres, il n’y a même plus/simplement pas d’établissements dignes de ce nom.
Et les populations, abandonnées à elles-mêmes, sont davantage préoccupées à construire des lieux de cultes qu’à entretenir les pauvres écoles délabrées. Cet état d’insouciance collective justifie la désagrégation et l’obsolescence du contrat scolaire.
Par ailleurs, on pourrait additionner à cette érosion du sens de l’école une réalité bien plus amère creusant davantage le fossé des inégalités : la misère. Si celle-ci n’explique pas directement la crise de la transmission qui affecte notre projet scolaire, il n’en reste pas moins qu’elle constitue un facteur d’aggravation.
En effet, les élèves issus de familles défavorisées croulent sous le poids de l’indigence et se rendent souvent, presque toujours à l’école sans avoir pris le plus élémentaire des petits déjeuners. Cette réalité inacceptable n’est nullement contrebalancée par la présence de cantines scolaires atténuant au moins le poids de la fracture sociale, ne serait-ce que pour traduire concrètement les valeurs de la justice et de la solidarité républicaine.
Cela prouve que l’Etat, depuis belle lurette, n’accorde pas suffisamment d’importance à l’école. Selon les données de l’UNESCO (2023), la Guinée consacre 14,6 % de son budget national à l’éducation, un chiffre nettement inférieur au seuil de 20 % recommandé au niveau régional.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant d’assister à une crise majeure de la transmission, laquelle produit davantage d’effets nocifs auprès des bénéficiaires les plus pauvres. Car comment bénéficier pleinement de la transmission, même imparfaite, dans un climat de faim ? Comment espérer que l’élève, affamé, préoccupé par sa survie quotidienne, puisse mobiliser son attention, sa concentration et sa motivation pour apprendre ?
Face à cette crise, une école parallèle se développe, insidieusement, mais avec une efficacité redoutable. Lorsque l’école traditionnelle semble avoir perdu son sens, lorsque sa vocation émancipatrice s’érode sous le poids du dénuement, d’autres voix prennent le relais — celles des influenceurs, souvent jeunes, et omniprésents sur les réseaux sociaux.
Ces nouveaux "pédagogues" autoproclamés font le procès d’une école qu’ils jugent dépassée. Ils dénoncent un système qui, selon eux, forme à l’échec social, à la pauvreté et à l’inutilité économique. Ils pointent du doigt les enseignants mal rémunérés comme symboles d’un système à bout de souffle.
Ce discours simpliste participe à la consolidation d’une contre-éducation, une école parallèle où le succès se mesure à l’aune de la richesse visible, du nombre d’abonnés, ou du luxe exhibé.
Dans ce renversement des valeurs, le danger est immense : non seulement l'école traditionnelle perd son autorité, mais la jeunesse s’en remet à des modèles qui prennent le malin plaisir de sacrifier l’importance du projet scolaire sur l’autel du succès immédiat. Au bout de cette logique pernicieuse, c’est tout le système qui s’effondre parce qu’incapable de combler la crise de sens qui affecte l’école et les institutions qui en constituent le socle.
II. L’école reléguée au second plan dans la société guinéenne
1. Le premier de l’école n’est pas le premier de la vie
En Guinée, cette maxime est devenue une vérité populaire, répétée à l’envi, élevée au rang d’axiome inébranlable, de norme sociale. Derrière sa banalité apparente se cache une logique insidieuse : celle d’une volonté collective de délégitimer l’élite intellectuelle, de rabattre l’excellence scolaire au rang d’illusion vaine. Cette rhétorique, loin d’être anodine, participe d’un processus d’invisibilisation systématique des compétences académiques, au profit d’une culture de la complaisance et de la flatterie. L’objectif implicite est clair : déconstruire les mécanismes méritocratiques afin d’instaurer une société où les seuls modèles de réussite sont les courtisans, les "lécheurs de bottes", et non les grands esprits.
Cette logique perverse s’est infiltrée au cœur de l’administration publique. Loin d’être un espace de compétence et de service, celle-ci est devenue, dans bien des cas, le point de convergence de profils ayant échoué dans le système scolaire, mais ayant su manœuvrer avec habileté dans les arcanes du clientélisme.
Cette dynamique a produit une bureaucratie largement façonnée à l’image de ses propres carences. Le même phénomène s’observe dans le secteur privé, où les promotions obéissent moins aux critères de compétence qu’à la capacité d’amadouer les hiérarchies. La Guinée semble s’être peu à peu transformée en une ineptocratie : un système où le pouvoir revient à ceux qui sont les moins aptes à l’exercer, mais les plus enclins à en chanter les louanges.
Ce renversement symbolique des valeurs a profondément altéré le statut de l’école. Autrefois perçue comme un levier de promotion sociale, elle ne constitue plus, dans l’imaginaire collectif tout au moins, le passage obligé vers la réussite.
Au lieu de se positionner comme un creuset où se forge l’élite de demain, l’école guinéenne apparaît désormais comme un système désaligné, à la fois marginalisé par les trajectoires réelles de succès et incapable de s’imposer comme repère. Les « premiers de la classe » ne deviennent plus nécessairement les « premiers de la vie », tandis que les figures visibles de la réussite – opérateurs économiques, responsables politiques, entrepreneurs informels – évoluent souvent en dehors, voire en dépit, du mérite scolaire.
Ce décalage produit une crise de légitimité profonde. Jean-François Bayart dans L’État en Afrique (2006), estime à juste titre que les logiques de réussite dans les sociétés postcoloniales africaines se caractérisent par leur extraversion et leur enracinement dans les réseaux clientélistes, reléguant les institutions formelles, telles que l’école, au second plan.
En Guinée, cette dynamique se manifeste dans la prééminence des relations personnelles et des appartenances communautaires sur la performance académique. La réussite sociale semble dépendre moins de la compétence que du bon réseau, de l’origine ethnique, ou de la capacité à naviguer dans les jeux d’influence fortement opaques.
Ces pratiques scandaleuses sapent la crédibilité de l’institution scolaire et envoient un signal alarmant : le savoir n’est plus une valeur cardinale, le mérite un critère, et l’excellence une priorité.
2. Une école obsédée par l’examen et désertée par la formation
Le système éducatif guinéen s’est progressivement détourné de sa mission fondamentale de formation pour se recentrer presque exclusivement sur l’organisation des examens nationaux. Le CEP, le BEPC et le baccalauréat constituent désormais les jalons structurants de la scolarité, non pas comme des indicateurs d’acquisition de compétences, mais comme des rites de sélection dont l’objectif implicite semble être de faire échouer le plus grand nombre.
Un glissement paradigmatique s’est opéré : l’échec massif est devenu, dans l’imaginaire administratif et même citoyen, le signe d’un système rigoureux. Or une telle appréhension n’est pas simplement fausse, elle déplace le curseur en localisant le problème au cœur de ses symptômes. Dans son article examens nationaux : le véritable défi de notre école est ailleurs, Alpha Amadou DIALLO rappelle que « le taux d’échec assez élevé n’est pas un indicateur de performance. Au contraire, un grand taux d’échec est plutôt révélateur de l’état balbutiant du système dans son ensemble ».
Cela montre que la logique initiale qui fait de l’examen le cœur névralgique de notre système scolaire est pernicieuse, parce qu’elle érige l’exclusion en critère de qualité. Le succès n’est plus un objectif éducatif, mais une anomalie tolérée.
Ainsi, l’administration scolaire s’est transformée en machine de gestion des examens, concentrant ses efforts sur la logistique des épreuves au détriment de l’accompagnement pédagogique des élèves tout au long de leur parcours. Dans bien des établissements, la présence de l’État ne se manifeste que lors des examens, accentuant la perception d’un système désincarné, absent du quotidien mais omniprésent au moment du jugement.
Dans ce cycle infernal, la notion même de deuxième chance est galvaudée, perçue comme une anomalie, voire une métastase à éradiquer. Aucun dispositif de rattrapage n’est prévu pour les élèves recalés ; aucun relevé de notes détaillé ne leur est délivré, les privant ainsi d’un diagnostic clair de leurs lacunes (sous réserve d’une situation exceptionnelle cette année où un élève recalé a vu ses notes publiées par l’administration sur les réseaux sociaux).
L’échec, dans ce système, est brutal, sans appel, et sans perspective de réintégration. Ce paradigme punitif doit impérativement être inversé : tout système éducatif véritablement juste doit offrir des mécanismes de correction, de remédiation, et de relèvement. Exclure sans explication, sans recours, revient à institutionnaliser l’injustice.
Cette focalisation sur l’épreuve a également généré un environnement scolaire profondément vicié. Le bachotage est érigé en stratégie dominante, la triche en tactique de survie. L’école, plutôt que de former, prépare à franchir le Rubicon par n’importe quelle astuce.
Dans ce contexte, la responsabilité éducative, longtemps partagée entre l’institution scolaire et la cellule familiale, se désagrège. Le rôle des parents, souvent limité au seul financement de la scolarité (dans le cas des écoles privées), est fragilisé par des inégalités sociales et territoriales criantes. Dans les zones rurales, où les taux d’analphabétisme dépassent encore 60 %, le suivi parental est quasi inexistant.
Ainsi, l’éducation en Guinée est désormais marquée par une double illusion : celle d’une rigueur administrative confondue avec la sévérité sélective, et celle d’une réussite scolaire réduite à la seule obtention d’un diplôme. Cette vision étroite de la performance éducative contribue à disqualifier la formation, à affaiblir la pédagogie, et à fragiliser la relation entre l’école, les élèves et leurs familles.
Ce modèle alimente, au fond, une rupture profonde du contrat éducatif. L’élève est laissé seul dans un système où l’évaluation prime sur l’apprentissage et où l’État ne se manifeste que pour sanctionner.
Pour rompre avec paradigme punitif, il est nécessaire de réfléchir à la refonte radicale de l’institution scolaire telle qu’elle existe aujourd’hui. Cela suppose une vulgate rénovée, audacieuse et transformatrice.
III. La nécessité d’une vulgate nouvelle et transformatrice
1. Le besoin d’un changement systémique et structurel
Inventer une nouvelle école, au sens philosophique du terme, ne signifie pas rompre brutalement avec le système existant, mais lui insuffler une vision renouvelée, une mission repensée. L’enjeu n’est pas de repartir de zéro, mais de refonder en profondeur sur des bases stables, durables et partagées.
L’école guinéenne ne peut continuer à être gouvernée par des réformes ministérielles successives, souvent improvisées, et effaçant les précédentes à chaque changement de titulaire. Elle a besoin d’une continuité politique, d’une stabilité institutionnelle et d’une architecture réformiste cohérente.
Pour répondre à cet impératif, il devient essentiel de bâtir autour de l’école un véritable contrat éducatif national. Ce contrat ne saurait être l’affaire exclusive de l’État. Il doit lier durablement l’administration publique à une structure indépendante, garante de la continuité, de la transparence et de l’innovation dans les politiques éducatives. C’est dans cette perspective que l’on pourrait envisager la création d’un Observatoire National de la Refonte et de l’Innovation Scolaire (ONARIS), instance non partisane, chargée de documenter, d’évaluer et de co-construire les réformes avec l’ensemble des acteurs : enseignants, syndicats, parents, chercheurs, élèves, et société civile.
Cette refondation ne peut être ni cosmétique, ni technocratique. Elle doit être structurelle, multidimensionnelle et profondément politique. Il s’agit d’abandonner la logique des ajustements fragmentaires au profit d’une vision de long terme. Trois leviers sont essentiels à cette transformation :
Mais cette ambition institutionnelle ne saurait suffire sans une révision profonde du paradigme éducatif. Dans une société en reconstruction, marquée par un tissu économique fragile et une administration publique saturée, le système éducatif guinéen doit s’émanciper d’un modèle étatique fermé pour adopter une orientation libérale, entrepreneuriale et innovante. Il ne s’agit plus simplement de former des candidats à l’emploi public, mais des créateurs de valeur, des entrepreneurs, des bâtisseurs de solutions adaptées aux réalités locales.
Dans un pays où les structures privées sont encore embryonnaires et où les secteurs productifs peinent à émerger, l’éducation doit devenir un levier de transformation économique et sociale. L’école de demain doit former non seulement des experts dans tous les domaines stratégiques du développement (santé, énergie, agriculture, environnement, ingénierie, numérique…), mais des experts capables de penser, d’innover et de construire l’avenir. Il s’agit de faire émerger les véritables acteurs du changement – non des exécutants, mais des concepteurs.
Cela suppose de repenser la carte des filières : renforcer et valoriser l’enseignement technique, scientifique, professionnel et numérique ; promouvoir l’esprit critique, l’expérimentation, l’entrepreneuriat. L’école doit devenir un écosystème de l’innovation, un incubateur d’idées, une matrice de leadership endogène. Elle ne peut plus fonctionner comme un sanctuaire clos : elle doit s’ouvrir à l’économie, à la recherche, au monde, sans pour autant perdre de vue sa vocation éducative.
Cette vision ambitieuse implique également de doter le pays de deux écoles nationales de référence, véritables piliers de cette refondation :
Pensées comme des institutions autonomes, à haute sélectivité, connectées aux meilleures pratiques internationales mais enracinées dans les réalités guinéennes, ces écoles incarneraient l’excellence académique et l’innovation sociale. Elles seraient non seulement des centres de formation, mais aussi des laboratoires d’idées et des leviers de transformation nationale.
Enfin, cette refondation éducative appelle une prise de conscience collective : l’éducation n’est pas un coût, mais un investissement civilisationnel. Elle est au cœur de la souveraineté, du développement, et de la dignité des peuples. Sans école solide, sans vision éducative, aucune réforme économique, sociale ou politique ne saurait aboutir durablement. L’école guinéenne n’a pas besoin d’un énième plan d’urgence, mais d’un pacte fondateur, lucide et courageux, pour redevenir le cœur battant de la République.

Alpha Saliou est diplômé en Droit Public des Affaires de Paris 12 et en Management des Affaires Publ...
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