La dictature de la pensée unique est partout à l’œuvre dans notre pays. Certains ont décidé que d’autres, du fait de leurs opinions sur l’histoire, n’ont pas droit à la parole. En juge de l’opportunité du message historique et en fabuleux censeurs, ces magistrats autoproclamés, formés par notre inconscient tyrannique, excellent dans l’autodafé. 

Ils se sont donnés pour ambition de réécrire l’histoire – et sur fond d’injonctions amnésiantes, ils veulent fausser notre mémoire collective. Ces malfrats de la pensée, sacrifiant la république sur l’autel de l’absolutisme, ne souhaitent ni l’union de la nation ni le rassemblement des patriotes. Ils veulent la guerre des ethnies, la conflagration civile pour embraser notre démocratie naissante.

Tout se déroule comme si notre passé commun n’avait jamais existé, comme si l’histoire millénaire qui nous lie les uns aux autres était un leurre, un mensonge construit pour nier notre incapacité à vivre ensemble.  

Dans « Qu’est-ce qu’une nation ? », Ernest Renan soutenait que l’histoire commune est la clé de voûte de la construction nationale. Des individus qui n’ont jamais vécu, dans la durée, une souffrance collective, qui n’ont jamais connu des moments de jubilations communes, ne peuvent faire peuple et donc nation.

Nier dès lors l’existence d’une coexistence pacifique et antique de nos peuples sur fond de contingence métahistorique, c’est condamner la Guinée à un destin triste : le morcellement et l’atomisation. Or morcelés et atomisés, nous cessons d’être les bâtisseurs de notre propre futur pour réaliser des desseins que d’autres nous ont assignés, pour être contraint de nous plier à un destin qui a été sciemment construit pour nous. 

L’histoire n’est donc pas un récit fortuit qu’on peut changer, confondre au gré de nos passions du moment ; ce n’est pas non plus un conte utopique destiné à amuser nos égos ou à nous divertir au besoin. C’est une science vitale pour la survie de notre peuple et la perpétuation de nos ethnies et ancrages tribaux. Il est donc du devoir de tous de connaître les constituants de notre identité et de nos racines mutuelles, pour découvrir le noyau de la connexion de nos peuples. Ceci nous évitera à coup sûr l’affrontement tant souhaité par quelques vicieux, nostalgiques d’une guerre qu’ils n’ont pas connue.

Nos ancêtres ont fait le vœu de nous voir porter leurs noms et partager leur humanité. Cela implique tout naturellement de vivre ensemble avec les ethnies qui composent notre lieu commun. Nous déchirer, peu importe le motif, c’est abdiquer à cet héritage existentiel, c’est renoncer à ce qui a toujours fait la grandeur de notre histoire.

La Guinée est impensée dans sa substance, dans ses racines. Nul futur n’est possible si le passé demeure un mystère. Car ne pas savoir d’où l’on vient, c’est refuser le chemin qui mène à l’avenir. François-Xavier Bellamy insistait dans son livre Les déshérités sur l’urgence de la transmission des héritages du passé. C’est ainsi, argue-t-il, qu’un peuple s’enracine dans sa société d’origine pour s’établir dans le monde.

A longueur de journées ; à longueur de débats à la télé, à la radio, ou dans les cafés ; à longueur de textes médiocres et indigestes foisonnant sur les réseaux sociaux et nos journaux en ligne, l’on voit s’installer cette vision sclérosée en vertu de laquelle l’histoire devrait rester à sa place, c’est-à-dire dans un passé qu’il ne faut déterrer. Allez savoir pourquoi – simplement parce que certains de nos compatriotes se plaisent dans ce puéril élan militantiste consistant à légitimer des fadaises colportées par les marchands de la guerre ou de la confrontation ethnique. Une attitude qui, il va sans dire, est absurde et dangereuse pour la quiétude sociale.

La science du passé est fondamentale pour impulser une trajectoire politique inédite, pour repenser notre manière de faire société. Aucune vérité en ce sens n’est suffisamment limpide pour se suffire à elle seule. Notre histoire, telle que narrée actuellement, est un bazar où chacun y va de sa propre logique, de ses propres fantasmes. Des recherches sérieuses sont à faire pour mettre de l’ordre dans cette entropie de récits, pour la plupart fabriqués. 

La prise en compte de la nuance est donc nécessaire à l’entame de cette immense entreprise de recherche de nos origines singulières et communes. Elle est gage de prudence et de sûreté. 

Aussi, ceux qui estiment que parler d’histoire reviendrait à manipuler le passé à des fins de discorde se trompent lourdement. Une histoire comme la nôtre est un champ non défriché qui cache un nombre important d’embûches. Il faut y aller à coup sûr, mais avec mesure et circonspection pour éviter les inutiles querelles mémorielles.

Les analystes lucides qui sont attachés à ces grandes vertus sont pris pour cible par une certaine doxa radicale pour qui les intellectuels, à défaut de partager leur vision étriquée de notre passé, devraient la boucler.

Préférant l’affrontement violent à la confrontation des opinions, ils voudraient, par la force des muscles, que ceux qui savent, qui comprennent le sens de la complexité, se tussent. 

En Guinée, la science du passé est devenue l’apanage exclusif de ceux qui ne l’ont point vécu, n’en ont été témoins que dans leur songe, ne l’ont étudié que dans les écoles de la rue. 

Au bout de deux, peut être de trois mois de marche initiatique dans les cafés ou autour d’une marmite de thé dans les grins de quartiers, ils en sortent avec un certificat d’historien, spécialistes des conneries historiques. 

Dès lors, ils prennent le malin plaisir de construire des récits farfelus, aux intentions historisantes. Cet historicisme absurde dont ils sont les seuls juges et garants, ils en font, paradoxalement, notre histoire. Et en historiens de pacotille, ils se positionnent en pénitents et excellent dans la surenchère nationaliste et dans l’invective. .

Leur science bon marché se diffuse comme une traînée de poudre dans chacun de nos espaces, publics ou privés. Et beaucoup de nos compatriotes, préférant les ragots à la recherche documentée, y croient sans le moindre doute.  

Des créateurs de contenu sur internet, des artistes dont le seul talent est l’invective et le ciblage communautaire, des hommes politiques à la recherche d’électeurs, des gouvernants aux intentions malveillantes se sont donnés pour mission de détricoter le passé pour servir un agenda politique suicidaire. Ils ont bipolarisé notre histoire et choisi chacun un camp.

Le mal de la Guinée ne serait donc plus l’incapacité collective des Guinéens à créer, depuis toujours, une société viable, un espace démocratique favorable à l’épanouissement de tous. Le problème guinéen viendrait donc d’une communauté qui refuserait le développement. Cet argument abêtissant est partagé par tous. Les uns et les autres s’accusent mutuellement et citent la même histoire pour légitimer leur postulat abrutissant. 

Il est temps de sortir de ce conflit binaire alimenté par des acteurs qui n’ont rien compris, ni de notre histoire, ni de ce qu’il nous faut pour bâtir un futur meilleur pour nos peuples unis et pluriels. 

Nos historiens doivent, en ce sens, prendre leur responsabilité de chercheurs mais aussi d’intellectuels pour tenter de résoudre les énigmes qui entourent notre odyssée. C’est seulement de cette façon qu’il est possible de faire la paix avec l’histoire et de concentrer l’attention de nos peuples sur le combat qui incombe à notre génération : le présent.