En regardant de plus près la société guinéenne, on s’aperçoit des contradictions omniprésentes entre nos hommes politiques, entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui travaillent dur pour l’obtenir. Ces contradictions se résument entre autres à un cycle de perpétuel recommencement, de reniement réciproque et surtout d’absence d’éthique en politique. Cela a conduit à la marginalisation des quelques hommes politiques qui étaient, ou restent, scrupuleux et conscients des véritables enjeux de la sauvegarde et du développement de notre nation. Tandis que les populations se regardent en chiens de faïence, le pouvoir politique tend à se vider de tout son sens, de ses missions et de sa finalité. Et par manque de conscience historique, la plupart des guinéens sont devenus des oxymores parfaits, voulant en même temps une chose et son contraire.  

Le discours de notre classe politique et médiatique sur les poursuites engagées contre un ancien président de la République et l’un de ses lieutenants pour trahison, association de malfaiteurs et complicité de détention illégale d’armes et de munitions en est un bon exemple. Malgré la gravité des faits qui leur sont reprochés et l’appel à la vigilance qu’un tel événement devrait entraîner, de plus en plus de personnes en viennent à la conclusion qu’il s’agit d’une chasse aux sorcières. 

Plus récemment, et de manière peut-être encore plus frappante, révélatrice de notre tendance nationale à tout politiser, le limogeage de l’ancien ministre de la santé et les poursuites engagées contre lui pour corruption présumée ont déjà été décrits par certains compatriotes partisans à l’idéologie rigide comme une illustration de l’indésirabilité présumée d’un certain groupe ethnique dans les plus hautes sphères du pouvoir politique de notre pays.

Ces actualités rappellent d’une certaine manière l’histoire de Diallo Telli qui, une fois qu’il s’est retrouvé au Camp Boiro, est devenu uniquement peul pour ceux qui se complaisent dans une vision fondamentalement négativiste ou négationniste de notre histoire nationale. Mais réussir une telle acrobatie analytique demande un certain révisionnisme historique, une certaine malhonnêteté intellectuelle pour balayer d’un revers de la main le fait que le Sieur Telli a longtemps été une des figures de proue du régime de Sékou Touré. De l’indépendance en 1958 à son arrestation en 1976, il a successivement été Représentant permanent de la Guinée à l’ONU ; Secrétaire général de l’OUA ; et enfin Ministre de la justice. 

Si les accusations portées contre lui font encore l’objet de contradictions tenaces, il est indéniable que sa condamnation, qu’elle ait été justifiée ou non, était politiquement inopportune pour le régime de Sékou Touré. Les conséquences ne se sont pas fait attendre : la société guinéenne s’est encore plus fracturée, le régime du PDG étant perçu comme une force cherchant à éliminer toute opposition politique, qui était également perçue comme un groupe ethnique. Certains parlent même d’un “complot contre les Peuls.” 

Il en va de même pour le colonel Diarra Traoré, qui a organisé le coup d’État d’avril 1984 avec son compagnon d’armes, le général Lansana Conté. Très influent et occupant un poste de haut niveau dans le premier gouvernement Conté, il n’a été renié, torturé et tué qu’après avoir échoué à organiser un nouveau coup d’État pour renverser son ancien ami et compagnon d’armes. Là encore, on a parlé d’ethnie, d’un pouvoir qui aurait délibérément décidé d’exclure, de séquestrer et de tuer les cadres et militaires Malinké, alors même que l’objectif de la junte dirigée par le Président Conté était de réprimer les auteurs du coup d’État manqué et leurs complices. 

Il est à noter qu’avant de tomber en disgrâce, le colonel Diarra avait été Premier ministre d’avril à décembre 1984 et ministre d’État chargé de l’éducation, poste qu’il occupait lorsqu’il a été arrêté à la suite du coup d’État manqué du 4 juillet 1985. Ceci rappelle la complexité particulière des événements qui ont suivi cette tentative de renversement. En effet, si le colonel Diarra a participé au coup d’État, il a également été victime de persécutions et de mauvais traitements de la part du régime de Lansana Conté. Chose qui, pour continuer avec notre comparaison initiale, rappelle la mort tragique de Diallo Telli dans sa cellule du Camp Boiro.

Ces événements, ainsi que ceux du 28 septembre 2009 et de janvier-février 2007, démontrent que le pouvoir politique guinéen est foncièrement autoritaire et mortifère. Malgré les promesses de changement et de réformes, l’État et la classe politique continuent de recourir aux mêmes pratiques. À chaque nouveau régime, on nous rebat les oreilles avec la même rengaine du changement. Mais ledit changement ne vient toujours pas. Si ce sont les tenants du pouvoir et leurs partisans qui « criminalisent » l’opposition politique, c’est cette dernière qui se radicalise au nom d’idéaux et de principes qu’elle ne défend guère. 

Le procès des événements du 28 septembre rentre dans ce sillage. Longtemps, on a demandé que justice soit faite dans cette affaire et que les victimes soient reconnues et indemnisées. Aujourd’hui, au-delà des récupérations à caractère ethnique ici et là, certains en sont venus à se réjouir d’une “tentative d’évasion” ou d’une “exfiltration” des prisonniers pour échapper à la justice ; ils chantent leur acte de “bravoure exceptionnelle”. Encore une fois, malgré la gravité d’un tel acte, les confrontations des assaillants avec nos forces de défense et de sécurité au cœur même de la capitale ; malgré toutes les conséquences de cet enchevêtrement de situations, seuls quelques-uns ont eu de la retenue et un sens élevé de la responsabilité citoyenne. 

Dans l’antagonisme politique entretenu par nos politiciens professionnels, on a réussi à faire du peuple le bouclier des uns contre les autres. Entre-temps, l’ethnie est devenue un capital politique et la politique a viré à l’ethnicisation systématique sur toutes les questions d’intérêt national. Parce que l’appartenance politique est désormais confondue avec l’ethnie ou la défense de l’ethnie, l’homme politique guinéen n’est plus considéré comme un personnage public qui doit rendre des comptes à la communauté nationale, et le pouvoir politique se résume aussi au leader et à son ethnie. Ce n’est donc pas étonnant que, lorsque nous critiquons, même objectivement, une personne avec laquelle nous ne partageons pas la même ethnie, nous sommes constamment interrogés sur nos motivations. L’ethnie, qui est en fait une contingence, devient ainsi l’unité de mesure de la conscience politique et l’objet de l’engagement politique. 

Le drame de la Guinée — et notre pays a depuis trop longtemps été le théâtre de douloureux et tragiques épisodes –,  est que presque personne ne se soucie de l’intérêt général et de notre survie en tant que nation. On parle de justice ; mais dès lors qu’elle se met en marche, on en vient à toute sorte de récupération, politicienne ou ethnique. Une autre raison de rappeler que la situation de la justice en Guinée, aussi longtemps qu’elle restera fille de notre odyssée, est complexe et ne peut être réduite à une simple opposition entre des victimes ou supposés telles et les bourreaux ou supposés tels. Le problème, loin d’être ethnique, est à la fois historique et politique. 

Par exemple, l’opposition politique qui, pendant plus d’une décennie, a affirmé que ses militants avaient été harcelés, enlevés et tués par centaines par le régime déchu d’Alpha Condé, se retrouve aujourd’hui à être de mèche avec le parti de ce dernier pour — croit-elle — défendre le peu de principes qui lui restent. On se demande quand elle demandera sincèrement justice pour tous ces jeunes de l’axe arrachés à l’amour de leur famille.

La composition des “forces vives” — où se sont finalement marié l’UFDG et le RPG avec pour maître de cérémonie le FNDC — permet de confirmer principalement deux choses que nous avons longuement défendu. La première est que l’ethnicité est un faux débat, et que si elle s’invite dans l’arène politique, c’est la faute de nos hommes politiques et de nos leaders d’opinion, dont le seul but est de servir leurs propres intérêts. La seconde, c’est que même si nos politiciens sont les maîtres de l’art de proclamer des questions de principe, tout chez eux n’est que calculs et repositionnements servant uniquement à servir leur propre désir de pouvoir et les intérêts de leurs parrains ou sponsors. 

Alors que les militants rpgistes et ufdgistes se reprochent mutuellement les revers politiques subis par leur parti au cours de la dernière décennie, ou de présenter leurs groupes ethniques respectifs sous un jour négatif en raison de préjugés et de stéréotypes, leurs dirigeants politiques respectifs se regroupent comme une meute de loups, s’offrant soutien, courtoisie et respect mutuel. 

Ainsi donc, le FNDC qui aurait dû être une force citoyenne plus marquée par un consensus général est devenu de facto le dindon de la farce : des principes à bouche et aucune réalité dans leur défense. Comme quoi, le FNDC tout comme l’UFDG et leurs satellites se sont accommodés au bilan du RPG ou, si on l’on veut résumer, supportent mieux le bilan du RPG au pouvoir que la transition chapeautée par le CNRD. Allez-y comprendre. 

Un autre,  tout aussi inquiétant constat est le fait que le plus souvent notre classe politique est complètement déconnectée des réalités de notre sous-région. Cela en tout cas reste moins surprenant quand on sait que la plupart de nos politiciens sont devenus réfractaires à toute idée panafricaine, comme s’ils s’employaient à nier notre histoire commune ou peut-être que cette réclusion politique leur permet de nous diviser davantage afin de jouer à ce qu’ils savent faire le mieux: “la politique du quitte je m’assois”.

S’agissant du CNRD, en dépit de nos mises en garde sur la nébuleuse tentaculaire qui sévit en Guinée ainsi que la hauteur de vue, la fermeté et l’exemplarité qu’il faudrait avoir pour une gestion salutaire de cette transition, on a comme l’impression que certaines habitudes non moins indésirables perdurent. Nos inquiétudes sur la capacité politique de ce gouvernement de transition, la position politique équivoque de son porte-parole, ainsi que nos interrogations sur la justice et la transparence semblent être tombées sur de sourdes oreilles. Les rapaces qui persistent sous tous les régimes se sont installés ici, les démagogues sont à l’œuvre et le sanctuaire du CNRD a vu le jour. 

Certes, on ne peut reprocher à aucun pouvoir, civil ou militaire, en temps normal ou exceptionnel, d’avoir su structurer ses organes de communication, de donner de la visibilité ou de convaincre davantage sa population sur sa gestion des affaires publiques et ses réalisations. Pour autant, ce n’est pas une hyperbole de dire que la personnification de la communication politique qu’est devenu le modèle guinéen est le point d’ancrage du culte de la personnalité et de la fabrique d’hommes providentiels, alors qu’on n’attendait que des hommes d’Etat pour rappeler à qui de droit la fin de la récréation, de la démagogie à ciel ouvert dans notre soi-disant paradis commun. 

Et quand on voit que le “temple du CNRD”, aussi branlant soit-il, est soutenu par certaines figures qui évoquent la navette ou, disons-le, la girouette politique d’une jeunesse sinon désœuvrée, du moins en mal de repères politiques, on ne peut que conclure, comme l’autre, que “ce n’est pas le temple qui dérange, ce sont les templiers qui sentent mauvais”. Néanmoins, si cette situation n’émeut guère les hautes sphères, c’est peut-être parce que certains de nos réformateurs autoproclamés ont pris le pouvoir politique pour une épreuve de plaisir, un défilé de mode, une nouvelle occasion de vendre leur image ou de régler des différends personnels, donnant la parole à tous ceux qui voudraient chanter leurs louanges. On pourrait tout aussi bien conclure que tout ce tapage n’est qu’une vaste distraction.

Au moment où sa lutte contre la corruption et le détournement de deniers publics s’apparente à une tempête dans un verre d’eau, c’est peut-être l’occasion ultime de rappeler au CNRD ses engagements et de prévenir que l’inconséquence peut avoir des conséquences politiques ô combien graves. 

Quand on a établi ce diagnostic ou eu ce « courage de la vérité » pour parler comme Foucault, il ne reste qu’à rappeler les derniers remparts et sentinelles du changement : l’appel au patriotisme, à l’engagement de la jeunesse consciente à faire du débat public une priorité, d’en faire un lieu de promotion de la culture du dialogue et non forcément un ring ou devront nécessairement s’affronter un gagnant et un perdant. 

Aujourd’hui encore, le défi de la jeunesse guinéenne est de se ressaisir pour un temps, de mettre de l’ordre dans le bruit politique qu’elle subit, de dépasser les clivages ethniques, de briser la glace en abordant les questions qui fâchent. Cela permettra, entre autres, de désamorcer ce qu’Alpha Blondy appelait à juste titre ‘les guerres tribales, les bombes coloniales’, et de reposer les vraies questions.

Choisir d’abandonner le débat public par peur d’avoir à affronter une horde de malpolis et de malveillants, ou de médias militants qui perpétuent habilement l’ethnicisation, l’essentialisation et la banalisation du débat public, n’est rien d’autre qu’une regrettable démission. 

Car, si notre société a encore du mal à sortir de cette obscurité tenace, c’est parce que nous sommes encore très peu à allumer nos petites lumières. Au fond, si la vérité est encore embastillée ou fourvoyée, c’est parce qu’elle est moins relayée ; elle a peu d’adeptes. Le temps de la conscience et de la responsabilité est venu pour notre génération. Mais parce que la liberté ne se proclame pas, notre défi est de nous armer de courage, de lucidité et de conscience patriotique sur le pénible et périlleux chemin de la véritable refondation et de la prospérité.