Il ne s’en séparait jamais. Cette radio aux airs archaïques le chaperonnait partout. Les deux étaient inséparables tel un tandem forgé par le plus redoutable des forgerons du Mandén. Il se promenait avec elle, tantôt enfouie dans la poche de son boubou ; tantôt comme saisie de spasmes entre ses mains, lesquelles tremblaient toujours. Plusieurs fois, maman avait proposé de lui en acheter une nouvelle : pas une fois il n’accepta. Et le jour où elle vint lui présenter une radio flambant neuve, avec la double fonctionnalité pile-électricité, le visage de grand-père s’était crispé. Je le revois, ce visage effectuant un incessant aller-retour entre colère et tristesse ; tristesse et colère. C’était comme si maman l’avait trahi. Comme si elle lui avait planté un couteau dans le dos. Le couteau qui allait occire sa tendre relation avec sa vieille radio. Je peux encore me promener avec les yeux de ma mémoire, devant sa détresse ce jour-là. Il n’avait rien dit. C’était quelqu’un qui ne parlait pas beaucoup. Il était capable de résumer un discours de mille pages en un seul et unique mot. Lorsqu’il baissa la tête et la releva, une larme solitaire se frayant un chemin au coin de son œil gauche, maman comprit qu’elle n’aurait pas dû. Pour se faire pardonner, elle n’eut d’autre choix que d’insister dans ses petites attentions à son égard, après avoir, bien entendu, fait disparaître la nouvelle radio.

Grand-père adorait sa radio, et à y voir de près, je crois que sa radio l’adorait aussi. Cette épave trouvait toujours le moyen de se faire une santé de fer. Son antenne profitait de la béquille du scotch enroulé tout autour d’elle. Le couvercle du domaine des piles avait été raccommodé au super glue une bonne centaine de fois, sans doute plus. Le ressort où reposait la borne négative des piles était asphyxié par la rouille. Le haut-parleur quant à lui, avait été changé plusieurs fois. À l’intérieur de la radio, des cafards régnaient en maîtres. Et quand on lui disait que ces derniers nuisaient à la bonne santé de l’appareil, grand-père hochait la tête et disait : « Pensez-vous que vous autres, tous autant que vous êtes, ne nuisez pas sciemment à la bonne santé de la planète ? Dieu vous en contrarie-t-Il pour autant ? Cherche-t-Il à vous chasser pour autant ? Laissez ces cafards vivre en paix. » Il ne laissait personne s’approcher de sa radio ; ne laissait personne s’en occuper. Quand elle tombait en panne, il faisait lui-même le déplacement chez le réparateur, à quelques trois kilomètres de chez nous. C’était son amour, son diarabi. Et il en était particulièrement jaloux.

Maman m’a dit qu’enfant, grand-père me prenait sur ses jambes, lançait la sempiternelle, la seule et unique chanson qu’il jouait dans sa radio, et me la faisait écouter. Il dodelinait alors, me regardant allègrement, et souriant comme si j’étais l’ultime œuvre d’art qu’il contemplait au crépuscule de sa vie. Mais j’ai grandi depuis. Je ne peux plus m’assoir sur ses jambes frêles : c’est plutôt lui qui prendrait place sur les miennes. Il me disait qu’il avait fermé les yeux le temps d’un instant, et que lorsqu’il les avait ouverts, j’avais déjà fait de lui un arrière-grand-père. Flip-flap, qu’il disait. La vie, c’est flip-flap : ça passe aussi vite qu’un éclair de lumière, et tu ne t’en rends même pas compte. L’œuvre du temps est parfaitement impénétrable. Paroles de grand-père. 

Contrairement aux vieux de son âge, grand-père n’utilisait pas de tabac à priser. Il abhorrait la cola dont le jus rubicond lui donnait des nausées. Tout ce qu’il avait pour se droguer, c’était sa radio. Tout ce qu’il croquait pour connaître l’extase, non pas avec ses vieilles dents, mais avec ses oreilles, c’était « Conakry » de l’immortel Sory Kandia Kouyaté, l’Artiste à la voix saisissante et singulière, descendant direct de Balla Fasséké, lui-même éminent griot de Soundjata Keïta, roi de l’empire mandingue. Je m’étonnais toujours de l’infaillible fidélité de grand-père à ce morceau précisément. Les matins, quand il avait fini d’écouter le journal en Soussou, présenté par la merveilleuse Sira Tambaya Bangoura de la radio Familia FM, il lançait la chanson qu’il écoutait alors en boucle jusqu’à l’heure de la prière. On pouvait l’entendre fredonner passionnément :

Kônakirii djôn bênii diarabi lé imatamalâa 

Kônakirii lanbéma lâa soo lé Kônakirii

Kônakirii bâa dâalâa Kônakirii

Kônakirii nînn m’ma diarabi yé n’téssé n’lâlâa 

Lorsque je fus assez grand, j’eus la curiosité d’aller voir grand-père pour une question, somme toute, banale. Si j’avais su qu’à l’issue de sa réponse, de sa très longue réponse (une fois n’est pas coutume), c’est toute ma vie qui allait prendre un autre sens, je me serais préparé en conséquence de cause. J’avais commencé par la poser à maman, cette question : pourquoi ton père n’écoute que ce morceau tous les jours, depuis plusieurs décennies ? Elle prit place dans le fauteuil, expira un grand coup et me toisa pendant un temps qui me sembla durer une éternité. Je me souviens de ce temps brumeux qui s’était approprié son visage, la rendant si triste que je crus l’avoir offensée en lui posant cette question. Et puis, dans ce champ de confusion dont l’horizon allait crescendo, elle finit par dire ceci : « C’est à lui de répondre à cette question. » Je compris dès lors que si grand-père adorait ce morceau, ce n’était guère par hasard. Il y avait quelque chose d’escamoté ; quelque chose d’essentiel qui avait aiguillonné ma curiosité. Qu’est-ce qui pouvait rendre une simple chanson si énigmatique, si sibylline et si puissante pour radicalement changer l’humeur pourtant terriblement joyeuse de maman ?

Grand-père sourit quand je lui posai la question. Cela me désarçonna. La même question avait presque fait pleurer sa fille. Pourquoi riait-il ? Il éteignit la radio et la glissa dans sa poche. Sourire aux lèvres, grand-père se lança dans un monologue, les yeux dans le vide, trop versés dans les vagues de ses souvenirs pour me fixer :

« J’aurais voulu que tu commences par l’autre question : pourquoi refusé-je de me débarrasser de cette radio. Mais peu importe. Peu importe, puisque les deux questions ont des réponses intimement liées par la force du destin. J’avais trente ans. L’âge de tous les possibles. L’âge où l’individu a fini de rêvasser ; fini de se noyer dans des ambitions chimériques. L’âge où il a choisi sa voie. J’étais jeune, impétueux et fougueux, cependant très calme, la tête sur les épaules, les yeux rivés vers l’accomplissement de la seule et unique mission qui vaille la peine pour tout homme : épouser et aimer une femme. Quand je l’ai vue pour la première fois, quelque chose que je n’ai jamais su nommer s’est remué en moi. Elle était assise aux abords du port de Boulbinet, en train de vendre des oranges qui s’amoncelaient dans un plateau. Je me suis arrêté, la bouche grande ouverte, ébahi par la poésie qui gravitait autour d’elle. Elle avait un foulard blanc sur la tête. Je me suis approché, comme téléguidé, peut-être attiré par l’aimant qu’était la grâce qui luisait sur son visage. Je suis resté planté devant elle jusqu’à ce qu’elle me fasse signe de la main : cette main-là, j’ai voulu la toucher et la serrer très fort contre ma poitrine, afin de calmer mon cœur qui battait la chamade. “Vous désirez, monsieur ?’’ a-t-elle murmuré. J’ai cligné trois fois des yeux, d’une rapidité déconcertante. Cela l’a fait sourire, et j’ai aperçu l’alignement et la blancheur exquis de ses dents. Au moment où j’allais lui parler, les ondes de la station d’une radio ont laissé entendre la voix de Sory Kandia que j’admirais déjà, à l’époque. Mais sincèrement, qui n’admirerait pas ce génie après l’avoir entendu chanter ? C’était “Conakry’’, le même titre que j’écoute toujours. J’ai maugréé quelque chose comme : je veux juste une orange. Mais ta grand-mère n’était pas dupe. Elle me confiera le lendemain m’avoir vu la fixer longuement, avant de venir faire la statuette devant son plateau d’oranges. Elle me dira qu’en me regardant discrètement m’approcher d’elle, quelque chose qu’elle ne saura jamais nommer a sous en elle. Ce n’était donc pas que de mon côté : l’alchimie des premières rencontres dans la vraie vie n’a rien à envier à celle mise en scène dans les romans et dans les films. Nous en étions la preuve tangible. 

« Elle m’a invité à prendre place à ses côtés, lançant au passage que même un aveugle s’apercevrait que je n’avais nulle envie d’orange. Pour briser les invisibles chaînes qui s’étaient emparées de ma bouche, spontanément, j’ai évoqué le morceau qui passait à la radio. Lui demander si elle aimait Sory Kandia était une question triviale dont je connaissais la réponse. Je lui ai donc demandé si elle aimait ce morceau. Elle s’est esclaffée et a dit : “Tu rigoles ? J’adore ce titre !’’ J’ai lancé dans la foulée : “C’est aussi mon préféré’’, alors que mon préféré en ce moment était plutôt « Mali sadio ». Voilà, maintenant c’est dit : il y a longtemps que je voulais le confesser. Quitte à mentir, il ne faut jamais dire quelque chose susceptible de contrarier une personne joyeuse. La vie est tellement tragique que lorsque tu vois une personne rire, à défaut de pouvoir prolonger sa joie, laisse-la tranquille et admire-la de loin. 

« J’ai tout de même fini par prendre une orange que j’ai partagée avec elle. Un silence strident a succédé à la chanson. Pour une raison ou pour une autre, j’ai commencé à sérieusement m’intéresser à cette radio, la même que je trimballe toujours avec moi depuis ce jour où… 

« Je me suis saisi de la radio et lui ai demandé si elle lui appartenait. Elle a hoché la tête comme pour dire oui. J’ai fait de même comme pour dire d’accord. Quand j’ai voulu lui dire qui j’étais, elle m’a apostrophé et a déclaré d’un air léger, pourtant ferme : “Tu es mon mari. Le reste n’a pas d’importance.’’

« Un an plus tard, nous étions époux, et elle était enceinte de ta mère. Jamais je n’ai été aussi heureux. Et jamais je ne serai autant heureux. »

Il marqua une pause et me regarda dans les yeux. Sourire aux lèvres, grand-père posa sa main droite sur ma tête, se redressa et enchaîna :

« Serais-tu malin que tu me demanderais ce que c’est qu’être heureux. Voici un tableau : chaque brin de temps qu’a duré la grossesse était un morceau de joie et de bonheur intense, que je n’ai guère laissé passer sans vivre, vivre intensément. Vois-tu mon garçon, le problème avec la vie, c’est qu’il n’y en a qu’une : point de stage, point de rattrapage. La solution ? L’accepter, d’abord. Accepter et embrasser son caractère éphémère, sa fin inéluctable et irréversible. Ensuite, être capable de se détacher des yeux de l’accoutumance, et, dans un élan serein et conscient de contemplation, saisir, saisir avec poigne et hargne la magie qui se trouve là, maintenant et tout de suite sous nos yeux, mais que le cosmos, pour ne pas dire l’entourage et les conjectures, nous dissimule et nous empêche de voir. Autrement dit, il faut s’enivrer, non pas de substances dangereuses et illicites, mais de chaque seconde qui s’égrène du chapelet du temps, en aimant de toute son âme sa femme, en appréciant la chance que l’on a de vivre. Je déclare, au crépuscule de ma vie, heureux, quiconque y parvient, mon petit…

« Il m’arrivait, comme ébloui par cette grâce qui s’intensifiait tous les jours et qui siégeait sur son visage, ce visage doux-chérubin, d’être convaincu que Dieu avait décidé de faire descendre le paradis jusqu’à moi. Je me demandais alors ce que j’avais fait pour mériter pareille récompense. Je la contemplais toutes les nuits avec son ventre rond. Lorsque je glissais ma main là-dessus, je pouvais sentir ta mère bouger. Je n’oublierai jamais le jour où elle a perdu les eaux : vois-tu, c’est aussi ce jour-là que tout a basculé ; que la poésie calquée sur ma vie s’est muée en comédie tragique jusqu’au bout…

« J’ai déplacé un taxi et je l’ai emmenée à l’hôpital Ignace Deen, plus proche de nous. On l’a reçue aux urgences et, quelques heures plus tard, ta mère venait au monde, conquérante et fière. »

Conquérante et fière. Il n’est pas d’adjectifs qualificatifs plus appropriés pour parler de maman. Grand-père me fixa dans les yeux après un long silence. Je compris alors qu’il n’allait pas pouvoir me le dire, cinquante ans plus tard. Je compris que jamais, il ne parviendrait à trouver les mots pour dire ce qui était arrivé après la naissance de sa fille. Je compris que même un vieil homme de son acabit, taciturne et peu causeur, pouvait trimballer des mots tellement lourds, qu’une éternité ne suffirait pas pour muscler ses lèvres, afin qu’elles soient capables de se désunir pour les prononcer. Je compris cela. Alors je dis : « Grand-mère ne s’en est pas sortie, n’est-ce pas ? » À cette question, les yeux de grand-père s’écarquillèrent. Il sortit la radio et lança le même morceau. Je réalisai subséquemment qu’il avait fini de dire ce qu’il avait à me dire. Connaissant sa tenace application une fois qu’il avait lancé le morceau, je me retirai et rejoignis maman. C’est elle qui, alternant rires et pleurs, me raconta la suite de l’histoire.

Elle commença par me dire que si elle avait voulu que son père se débarrassât de cette radio, c’était parce que celle-ci la rendait triste. Lorsqu’elle fut assez grande pour comprendre le sens de la mort, jamais elle ne cessa de se culpabiliser. Sa mère était morte en la mettant au monde. Avant même que je n’eusse le temps de lui poser la question, maman m’expliqua que grand-père avait choisi de se remémorer non pas du jour de la mort de sa femme – car sombre et triste, lui revêtant le statut d’orphelin de la compagnie de celle-ci –, mais du jour où il l’avait vue la première fois – car lumineux et joyeux, lui disant bonjour au bonheur et à la volupté.

Grand-père, face à la douleur inouïe que la vie lui infligeait, avait décidé de sourire, de s’émerveiller du plus beau jour de sa vie, perpétuellement. Voilà donc pourquoi, contrairement à maman qui avait presque pleuré quand je lui posai cette question sur l’éternel morceau, grand-père avait souri. Son visage avait traduit un invincible été, revigorant et farouche à tout bout de champ. 

Jusqu’à ce moment présent, à cet instant même où je me tiens devant son corps et prononce ce discours mémoriel, sa vieille radio entre mes mains, je puis dire qu’il a tenu parole. Je puis dire qu’il était un être spécial ; qu’il a aimé de toutes ses forces et de toute son âme sa femme ; qu’il a accompli avec panache la seule mission qui vaille la peine pour un homme. Et je puis conclure que la vie vous jalouse dès que vous connaissez le bonheur, le vrai, l’authentique, celui dépourvu de toute fioriture. Et lorsqu’il en est ainsi, elle vous frappe d’un coup foudroyant, et vous n’êtes plus le même. Grand-père en a payé les frais. Heureusement qu’à l’arrivée, la vie ne l’emporte pas : aujourd’hui, grand-père pourra serrer grand-mère dans ses bras et ce, pour l’éternité.

Avant de jeter la première pelle de terre, acceptez que je dépose cette radio à ses côtés : ce serait inconcevable qu’elle traîne entre d’autres mains, maintenant que son propriétaire n’est plus. Bien qu’elle puisse être perçue comme notre patrimoine, à maman et à moi, nous ne pouvons la garder. Nous ferons mieux : nous perpétuerons chez nous, l’impérissable voix de Sory Kandia Kouyaté. Ainsi, grand-père nous regardera-t-il de la canopée de son jardin, en souriant et en se délectant. La radio est remplaçable, la voix de l’Artiste ne l’est guère.

Je viendrai te revoir, grand-père. Lorsque j’en ressentirai le besoin, je viendrai me recueillir sur ta tombe. Revivre quelques-unes de nos discussions, où une seule de tes phrases me taraudait pendant des semaines. Je dirai quelques prières, ainsi que tu me les as enseignées. Et avant de partir, grand-père, pour toi, je murmurerai :

Kônakirii djôn bênii diarabi lé imatamalâa 

Kônakirii lanbéma lâa soo lé Kônakirii

Kônakirii bâa dâalâa Kônakirii

Kônakirii nînn m’ma diarabi yé n’téssé n’lâlâa.