En transition depuis Septembre 2021 suite à une flopée de crises endogènes, la Guinée traverse une période charnière de son histoire, tant sur le plan politique qu’économique. Des événements récents ont défrayé la chronique, mettant en lumière la question brûlante de l’indépendance de sa Banque Centrale. Cet enjeu dépasse largement les frontières de notre pays, soulevant quelques houleuses discussions sur le rôle des banques centrales dans un monde excessivement financiarisé, un monde où les pressions politiques – bien que justifiées par moment – s’intensifient sans nulle mesure.

L’évolution du sacro-saint rôle des banques centrales, traditionnellement axé sur la lutte contre l’inflation, soulève des défis cruciaux. Alors qu’elles se sont trouvées impuissantes à stimuler l’économie en période de besoin, notamment lors des crises récentes, l’idée de financer massivement les investissements par le biais monétaire a pris une nouvelle ampleur, incitant les fameuses banques des banques à jouer un rôle nettement plus actif dans la politique économique.

Cette mutation, quand bien même inévitable, remet en question la notion conventionnelle d’indépendance des banques centrales. Celles-ci s’impliquent désormais bien au-delà de leur mission initiale, ce qui les confronte à l’épineux défi de maintenir un équilibre entre leur indépendance et la nécessité de coopérer avec les autorités publiques.

Pour appréhender toute la portée de cette situation, il est impératif de plonger dans le contexte politique et économique qui la sous-tend. La Guinée – objet de cette analyse – joue son avenir dans cette transition et les décisions qui sont prises aujourd’hui influenceront de manière durable son devenir économique et financier.  Il convient dès lors d’explorer en profondeur la notion d’indépendance des banques centrales, avec un focus particulier sur le cas de la Banque Centrale de la République de Guinée (BCRG).  

Concrètement, ce travail d’analyse va chercher avant tout à comprendre les raisons qui ont poussé les autorités guinéennes à réquisitionner les réserves de la Banque Centrale. En parallèle, les répercussions économiques de cette action seront mises en lumière tout en s’interrogeant sur la pertinence du concept d’indépendance des Banques Centrales dans des économies en perpétuelle mutation et relativement fragile.

Les limites de l’indépendance ? 

Les Banques Centrales étaient jadis perçues comme les gardiennes du temple de la stabilité monétaire, opérant en dehors du contrôle démocratique et investies de la noble mission de régulation de l’offre de monnaie afin de maintenir une croissance économique dans des limites non inflationnistes.

Pourtant, comment ne pas être frappé de nos jours par ce hiatus galopant entre cette représentation et le sable mouvant de la réalité des crises ?

Le contexte actuel ne se prête plus à cette perception traditionnelle des banquiers centraux. La réalité s’est écartée du mythe dans de nombreux cas, notamment dans notre « paradis ». La BCRG est le parfait exemple de la manière dont l’indépendance d’une banque centrale peut être remise en question et même fortement compromise.

Lorsqu’on examine la théorie de l’indépendance de la banque centrale, il est important de comprendre comment elle se confronte à la réalité. 

En effet, le mandat statutaire de la BCRG lui confère une autonomie financière et de gestion sous l’égide de la présidence de la République. Elle a pour objectif principal de garantir la stabilité des prix, tout en contribuant aux objectifs plus larges de la politique économique du gouvernement. Malheureusement – et c’est bien là une triste réalité –, ces dispositions ont été violées à maintes reprises en raison de pressions politiques exercées par les gouvernements successifs, outrepassant ainsi le seuil réglementaire.

Un exemple notable de cette violation est l’octroi, des années durant, d’avances substantielles à l’État, dépassant largement les plafonds légaux (1,8 % du PIB en 2021, en 2022, 572,75 milliards GNF etc.). Est-il besoin de préciser que cela a eu un impact direct sur la masse monétaire, alimentant fortement l’inflation ? En outre, les besoins de financement de l’État ont souvent été comblés par le crédit bancaire interne, une pratique qui, bien que temporairement bénéfique, peut menacer la stabilité financière à long terme.

La réalité, dans le contexte guinéen, montre que l’indépendance de la BCRG n’est pas seulement un enjeu de jure, basée sur des mandats et des statuts, mais aussi un enjeu de facto, influencée par des pressions politiques et des actions contraires à l’objectif premier de stabilité des prix.

Ce glissement de la réalité par rapport au mythe se reflète également dans la récente réquisition des réserves de la BCRG par les autorités guinéennes. Cette action pose des questions sur l’indépendance de la banque centrale, les limites de sa coopération et les implications économiques et sociales de cette dernière.

Trafic de richesses publiques 

Le montant total des recettes du budget de l’État guinéen pour l’année 2023 est estimé à 27 910 milliards GNF pour des dépenses totales estimées à 36 110 milliards dont 42% allouées aux investissements. Pour maintenir l’équilibre du budget, l’État fait habituellement appel à des emprunts et à l’appui des partenaires au développement. 

Selon le Fonds Monétaire International (FMI), la Guinée se trouve actuellement dans une situation de risque de surendettement qu’il convient de qualifier de modéré. Cette évaluation implique que le pays dispose d’une certaine marge de manœuvre pour faire face à d’éventuels chocs économiques imprévus, quoique cela puisse paraître surprenant. 

Depuis l’avènement de la junte au pouvoir en septembre 2021, ladite marge de manœuvre est de plus en plus compromise par la suspension temporaire du soutien des partenaires internationaux. Avec la Chine en tant que chef d’orchestre des créanciers, ces partenaires finançaient à l’origine une grande partie du déficit budgétaire du pays. La situation se complique encore davantage avec l’augmentation des taux d’intérêt. Il est toutefois impératif de trouver des moyens de financer le déficit budgétaire, quoique cela puisse coûter dans l’avenir, quand les autorités actuelles ne seront plus aux commandes.

Pourtant, en raison de l’instabilité politique et de la fébrilité économique associées à la période de transition, la mobilisation de fonds sur les marchés financiers ou l’attrait d’investissements directs étrangers (IDE) peut s’avérer plus compliqué. Les investisseurs internationaux et les prêteurs ont tendance à adopter une approche plus prudente dans de telles circonstances, ce qui limite la capacité du gouvernement à financer ses projets de manière traditionnelle (emprunt sur les marchés financiers, vente d’actifs gouvernementaux, augmentation des recettes fiscales, réduction des dépenses publiques etc.).

Dès lors, les autorités de transition se retrouvent dans une situation des plus épineuses. D’une part, elles sont confrontées à la nécessité de poursuivre des projets d’investissement – tous initiés par le régime précédent – visant à stimuler la croissance économique et à répondre aux besoins de la population, qui sont souvent le gage de leur précaire légitimité. De l’autre, elles doivent s’efforcer à rétablir la stabilité institutionnelle de l’État, élément essentiel pour renforcer la crédibilité sur la scène internationale mais surtout maintenir la sécurité intérieure. Cette situation peut les conduire à puiser dans les réserves de la Banque Centrale pour combler le déficit budgétaire, en dépit  des risques encourus.

Dans ce contexte, la seule, peut-être unique solution de secours viable, réside dans le financement par l’émission d’Obligations du Trésor (ODT). Ces obligations seront structurées de la manière suivante : une première tranche de 2 000 milliards GNF basée sur les réserves des banques pour une durée de 4 ans à un taux de 9%, suivie d’une deuxième tranche de 3 000 milliards GNF, qui sera accessible par souscription libre, pour une durée de 5 ans à un taux de 13%. 

En d’autres termes, les ODT représentent une forme de dette gouvernementale qui sera émise et vendue aux banques dans un premier temps, puis proposée à souscription publique dans un second temps. Cela permet au gouvernement de mobiliser les fonds nécessaires pour faire face à ses obligations budgétaires tout en impliquant le secteur bancaire et le public dans ce processus. Les taux d’intérêt spécifiés (9% et 13%) déterminent le coût de l’emprunt pour le gouvernement qui, c’est important de le rappeler, est relativement élevé, surtout en comparaison avec les taux d’intérêt plus bas que certains pays obtiennent pour leurs emprunts.

Impacts Économiques de la réquisition 

L’utilisation des réserves de la Banque Centrale pour financer les actions du gouvernement comporte des inconvénients économiques, tels que le risque d’inflation, la diminution de la confiance des investisseurs et la possibilité de réduire la capacité de la Banque Centrale à stabiliser la monnaie. Cependant, dans des situations politiques complexes, les autorités peuvent envisager procéder de la sorte  pour maintenir la stabilité et financer des projets essentiels.

En fin de compte, la prise de décision concernant l’utilisation des réserves de la Banque Centrale en période de transition politique est complexe et dépend de nombreux facteurs, notamment les priorités du gouvernement, l’état de l’économie nationale et les pressions internationales. Tout ceci souligne l’importance d’une gestion économique prudente et d’une planification stratégique pour garantir la stabilité économique tout en relevant les défis politiques endogènes. C’est donc dire que, bien qu’initiée pour combler un déficit budgétaire, la réquisition des réserves de la Banque Centrale par les autorités guinéennes peut avoir des effets négatifs importants sur l’économie guinéenne.

Inflation potentielle

L’un des risques majeurs associé à cette réquisition est l’inflation. Lorsque les autorités empruntent directement à la Banque Centrale pour financer le déficit budgétaire, elles prennent le risque d’augmenter la masse monétaire en circulation. Un accroissement de la masse monétaire sans une augmentation correspondante de la production peut conduire à une hausse des prix, c’est-à-dire à l’inflation.

Les chiffres historiques en Guinée révèlent que des prêts importants de la Banque Centrale au gouvernement ont été suivis d’une augmentation significative de la masse monétaire. Entre 2009 et 2010, par exemple, le crédit net à l’État a triplé, passant de 0,2 % du PIB en 2008 à 11 % en 2010. 

Cette expansion rapide de la masse monétaire a entraîné des implications inflationnistes. En 2021, l’encours brut des avances de la BCRG au Trésor était de 1,8 % du PIB dont 1,2 % accumulé en 2020. Ces chiffres soulignent la vulnérabilité de l’économie guinéenne à une augmentation de la masse monétaire due aux pressions budgétaires.

Instabilité des prix

En dégradant le pouvoir d’achat de la monnaie, l’inflation peut avoir un impact négatif sur la stabilité des prix et la confiance des consommateurs. Une augmentation soudaine des prix, en particulier des biens essentiels, peut peser lourdement sur la population, en particulier sur les plus vulnérables.

Lorsque les banques centrales sont contraintes de financer des déficits publics, la stabilité des prix est souvent compromise. L’indépendance de la politique monétaire, avec un objectif clair de lutte contre l’inflation, est essentielle pour atténuer ces risques. Une politique monétaire affectée par les pressions politiques peut entraîner de mauvaises décisions, tel que le maintien de taux d’intérêt bas pour soutenir les finances publiques, nonobstant les signes croissants d’inflation.

Impacts sociaux 

Il est essentiel de noter que la réquisition des réserves de la Banque Centrale ne doit pas nécessairement être perçue comme une action négative. Car si elle est gérée de manière responsable, elle peut potentiellement stimuler l’économie réelle en finançant des projets d’investissement nécessaires au développement du pays.

Cependant, le défi réside dans la transparence et l’efficacité de l’utilisation de ces ressources. Les expériences passées en Guinée depuis son indépendance ont montré que lorsqu’une telle action n’est pas correctement encadrée, il existe un risque significatif que les fonds soient détournés à des fins d’enrichissement personnel ou pour favoriser une minorité au pouvoir. 

Il y a d’abord un risque d’abus de pouvoir et d’illégitimité. En réquisitionnant les réserves de la Banque Centrale, les autorités de transition courent le risque de s’engager dans des actions douteuses. Leur légitimité peut être remise en question, notamment lorsque les institutions de l’État sont dissoutes, créant ainsi un vide institutionnel. Dans ce contexte, la réquisition de fonds peut être perçue comme une manipulation des ressources de l’État pour des intérêts personnels ou partisans.

A ce risque de dysfonctionnement institutionnel s’ajoute un précieux, impérieux besoin de transparence et de responsabilité. On le sait : la transparence et la reddition des comptes sont essentielles pour garantir que les ressources réquisitionnées seront utilisées de manière responsable au profit de la Guinée et des guinéens. Les risques d’enrichissement personnel ou de favoritisme envers une minorité au pouvoir sont plus élevés lorsque ces mécanismes de contrôle font défaut.

Indépendance vs Coopération

L’équilibre entre l’indépendance des Banques Centrales et leur coopération avec les gouvernements constitue un défi majeur dans un monde en constante mutation. Alors que les banques centrales demeurent responsables de la stabilité monétaire et de la lutte contre l’inflation, elles ne sont plus des acteurs isolés. Elles doivent collaborer avec les gouvernements pour garantir la prospérité économique.

Mais cette coopération ne doit pas compromettre leur indépendance. Il n’est donc pas étonnant que la Guinée, à l’instar  de nombreux autres pays, se retrouve aujourd’hui face à des pressions budgétaires croissantes, principalement en raison des besoins d’investissement inhérents à une période de transition. Néanmoins, préserver l’indépendance des banques centrales est impératif pour maintenir la stabilité économique.

Peut-être est-il temps de repenser la gouvernance en combinant davantage de responsabilité, de transparence et de contrôle démocratique pour préserver au mieux l’indépendance des Banques Centrales, laquelle demeure un précieux atout pour garantir la stabilité des prix et la confiance des investisseurs, deux éléments indispensables à la prospérité économique tant souhaitée par les guinéens.

Cette refonte de la gouvernance pourrait s’avérer utile pour aligner le mandat des Banques Centrales sur les besoins économiques actuels, tout en préservant leur autonomie et ainsi, leur permettre d’accomplir leur mission fondamentale : maintenir la stabilité monétaire.

Au bout du compte, la coexistence parfois tumultueuse entre le mythe de l’indépendance des Banques Centrales et les réalités de la politique et de l’économie demeure un sujet complexe qui fait couler beaucoup d’encre et de salive. La Guinée n’en reste pas moins à l’abri de ce grand débat juridico-économique. Dans ce monde en mutation constante, où ces règles changent au rythme des grands bouleversements de la vie politique, trouver le juste équilibre entre mythe et réalité reste fondamental pour assurer la stabilité économique et financière.