Le 11 mars 2020, plusieurs mois après que le Covid-19 eut fait des ravages à Wuhan, en Chine, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décidait de déclarer que le virus constituait une « urgence sanitaire mondiale. » Aussitôt après, la presse mainstream, occidentale en grande partie, nous apprenait que l’Afrique, cet éternel adolescent des relations internationales, deviendrait bientôt le nid préféré du nouveau virus.
L’idée ici, battue en brèche par les grands prêtres de l’évangile « Sauvons l’Afrique », était très simple: si une maladie aussi mortelle se propageait rapidement et faisait autant de ravages dans certains des pays les plus avancés du monde, quel espoir y avait-il pour un continent où certains pays disposent à peine d’unités de soins intensifs et où beaucoup n’ont pas un seul respirateur ?
Un succès immérité?
Poussée plus loin, cette idée va accoucher de l’hypothèse selon laquelle, alors même que leurs bailleurs de fonds traditionnels luttaient désespérément pour se débrouiller seuls face à un virus dévastateur, les pays africains, connus pour manquer d’ingéniosité et d’initiative, se dirigeaient vers un purgatoire viral, où ils attendraient passivement que les Occidentaux résistent d’abord à la tempête chez eux, puis viennent sauver leurs cousins moribonds et éternellement malades de la mondialisation.
À la mi-avril, cependant, alors que les taux d’infection et de mortalité restaient sensiblement bas dans la majeure partie de l’Afrique, que la catastrophe annoncée tardait à se matérialiser, les certitudes se transforment bientôt en appréhensions. Ceux qui avaient prophétisé l’effondrement des systèmes médicaux africains se posent alors une seule question: Pourquoi l’Afrique était-elle presque indemne alors que les hôpitaux des pays développés s’effondraient ?
Bien entendu, cette question n’émanait pas d’observateurs – africains ou non – soucieux de comprendre ce qui se passait. Elle provenait, dans une large mesure, d’un sentiment de surprise et de choc. Mieux, il s’agissait de comprendre – parce que l’Afrique pour certains est encore synonyme de primitivité et de manque chronique – pourquoi il fallait tant de temps pour que les systèmes de santé sous-financés et mal préparés de l’Afrique soient submergés par un « ennemi invisible » qui avait déjà contraint à la génuflexion les pays dotés d’hôpitaux ultramodernes et d’un personnel médical mieux formé.
Dans la course vertigineuse à l’explication, d’aucuns font alors recours à quelques théories auxquelles ils attribuent les bons chiffres de l’Afrique confrontée au covid. Parmi elles, la jeunesse du continent et son climat généreux. Ainsi, la chance serait donc la principale raison pour laquelle l’Afrique se portait bien alors que s’écroulait le système médical des pays comme l’Italie ou les Etats Unis. Le fait pour les chantres d’une telle idéologie est que, dans aucun monde concevable, les gouvernements inefficaces de l’Afrique ne peuvent être responsables de leur succès relatif dans la lutte contre le Covid-19.
Mais qu’en était-il du Maroc, où des mesures salutaires – confinement précoce et production massive de bavettes et de désinfectants pour mains – ont permis de sauver d’innombrables vies ? Qu’en était-il de la majeure partie de l’Afrique subsaharienne, où la situation épidémiologique est restée largement sous contrôle ? Et l’Île Maurice, dont l’exploit matinal face au Covid devrait être l’une des success stories des premières heures de cette lutte mondiale contre l’ennemi invisible commun ?
Pour toute réponse, le discours dominant a décidé que personne ne voulait entendre parler d’une poignée de pays africains chanceux qui étaient en train de remporter une bataille sans le mériter et sans le savoir vraiment. Au lieu de la résilience, voire de la détermination africaine à se prémunir face à un virus ravageur, on nous a plutôt parlé, entre autres, de l’ingéniosité du Japon, de l’intrépidité de la Suède, défieuse salutaire des conventions, de la résilience créative de la Chine, ainsi que de l’ingéniosité de la Corée du Sud et de Singapour.
Derrière ce rejet des récits positifs venant de l’Afrique se cache une croyance profondément ancrée dans les paysages médiatico-politico-intellectuels à travers le monde : hormis ses ressources naturelles et ses athlètes et artistes de renommée mondiale, l’Afrique n’a rien d’enviable à offrir au monde. Simukai Chigudu, professeur de politique africaine à Oxford, explique à juste titre que, lorsque le Covid-19 est devenu une préoccupation mondiale, l’image dominante des Africains comme étant de gens foncièrement pauvres et sans ressources, a rapidement renforcé la croyance que l’Afrique était destinée à être « la dernière frontière du virus, où il causerait des dégâts incalculables. » Or, bien que les cas d’infection et de décès aient augmenté dans toute l’Afrique entre 2020 et 2021, les chiffres sont restés très loin de la catastrophe annoncée.
La réaction précoce et agressive des gouvernements africains, l’utilisation généralisée de traitements controversés mais apparemment efficaces – la chloroquine et le Covid-Organics, par exemple – ainsi qu’une longue histoire de flambées épidémiques expliquaient (à juste titre) ces chiffres encourageants de l’Afrique face au Covid. Mais il y a eu autre chose : certains chercheurs africains ont en fait travaillé à la découverte d’un remède. Bien que la recherche en Afrique autour du Covid n’ait pas été aussi pointue et aussi médiatisée que celle menée, par exemple, en Chine ou en Corée du Sud, des efforts considérables ont été déployés sur le front de l’innovation, y compris la conception de respirateurs locaux moins coûteux et la mise au point de kits de test alternatifs.
Tout cela en dit long sur la prise de conscience croissante, sur le continent africain, que si l’aide étrangère est la bienvenue, il est suicidaire de rester les bras croisés et d’attendre que le secours vienne toujours de l’extérieur. Pour les panafricanistes 2.0, la pandémie a montré au monde que les Africains n’attendent pas de sauveurs. Qu’ils ne sont pas des enfants hégéliens attendant naïvement d’être sauvés de « la salle d’attente de l’histoire » par l’altruisme occidental.
Les nouveaux Africains
Dans un autre ordre d’idées, cette crise sanitaire a révélé que le panafricanisme se présente sous différentes formes. Le président malgache Andry Rajoelina, principal promoteur du remède à base de plantes Covid-Organics, dont l’efficacité n’a pas été prouvée mais qui semble avoir aidé à réduire les dégâts que le virus aurait autrement causés au Madagascar, a mis le doigt sur un argument panafricaniste traditionnel en suggérant que la pandémie a mis en évidence la tendance de la communauté internationale à dénigrer les idées venues d’Afrique. Selon lui, les pays occidentaux, convaincus de leur puissance et de leur supériorité, ne pouvaient digérer le fait que, alors que le monde était confronté à une crise sanitaire sans précédent, le salut pourrait venir de l’Afrique.
Pour sa part, Oby Ezekwesili, ancienne ministre nigériane et économiste à la Banque mondiale, avait lancé un appel controversé pour que la Chine, pays où le virus est apparu pour la première fois, se rachète en payant des réparations aux gouvernements africains. Lorsqu’un fonctionnaire de l’ambassade de Chine à Lagos lui a répondu que cette idée était « irresponsable », Mme Ezekwesili a eu recours à un discours panafricaniste plus : « La Chine doit savoir qu’en ce qui concerne nos vies et nos moyens de subsistance, aucun pays, quelle que soit sa puissance, ne pourra plus jamais nous intimider, nous les Africains ».
Ces deux idées, bien que manifestement différentes, reposent sur un même discours panafricaniste fondamental : la mondialisation n’a pas été une bonne affaire pour les Africains.
Et c’est d’ailleurs une des principales raisons pour lesquelles il y a, de plus en plus, une nouvelle cohorte ascendante d’Africains qui, tout en s’efforçant de rester fidèles à l’idéal fondateur de la solidarité africaine des générations précédentes, veulent s’élever au-dessus de certaines notions traditionnelles. Dans leur volonté de « compliquer » l’idée même de l’Afrique et de l’africanité, ils veulent se débarrasser des mots ou slogans surfaits à la mode tels que : afro-pessimisme, afro-optimisme et « Africa rising ».
Même s’ils célèbrent le continent, ils n’hésitent pas à en critiquer les « pères fondateurs ». Ils n’hésitent pas non plus à condamner une culture bien ancrée de corruption et de prébende au sein de l’élite politique africaine. À leurs yeux, l’hubris décoloniale et le discours de postcolonialisme revanchard ne résolvent pas grand-chose, voire rien du tout.
Au lieu de s’embrigader dans la nostalgie du supposé paradis précolonial ou de verser dans les essentialismes décoloniaux, ils exhortent les dirigeants africains à investir davantage dans la recherche scientifique, à renoncer à cette mentalité néo-coloniale qui consiste à fétichiser l’expertise étrangère alors qu’il existe des alternatives locales.
Ils aiment inconditionnellement l’Afrique, sont passionnés par et fiers de leur africanité. Mais ils sont aussi critiques à l’égard du continent, dénonçant ses pathologies socio-politiques et insistant qu’on ne peut changer le narratif autour de l’Afrique qu’à travers des changements effectifs, salutaires dans la vie des Africains. Ils sont, par conséquent, plus réceptifs aux points de vue controversés sur l’Afrique. Ils peuvent lire des nostalgiques des empires coloniaux tels l’historien britannique Niall Ferguson, des thèses subtilement racistes comme celle du politologue américain Bruce Gilley – qui estime que certains pays africains doivent être recolonisés – ou des réflexions afro-pessimistes comme celles de la journaliste camerounaise Axelle Kabou – qui a soutenu que la culture politique anti-développement du continent est la principale source de sa désillusion postcoloniale – sans nécessairement se sentir insultés.
À la notion souvent répétée d’une « seconde ruée vers l’Afrique », l’idée que l’Afrique serait en train d’être recolonisée, ils préfèrent apporter une nuance: le continent ne pouvant pas se mettre à l’abri des flux et reflux de la mondialisation, la direction et le résultat de ses relations avec la Chine, la Russie, la Turquie, l’Inde et d’autres pays émergents dépendront de comment les leaders africains feront de la géopolitique. Derrière ce regard autocritique, lucide se cache le désir de ne plus participer – consciemment ou non – à la perpétuation du paradigme eurocentriste.
Pour une grande partie de cette nouvelle génération, donc, il est question de déconstruire la prépondérance de l’Occident dans l’imaginaire postcolonial sans idéaliser l’Afrique précoloniale. Ainsi, beaucoup en ont assez que la condition postcoloniale demeure un champ de bataille constant entre ceux qui accusent l’Occident de tous les maux du continent et ceux qui rejettent toute la responsabilité sur les habitudes anti-développement de l’élite politique africaine.
Pour eux, pleinement et responsablement habiter notre ère de la mondialisation fulgurante nécessite de produire un autre narratif – plus ancré dans le réel, donc plus nuancé – sur l’Afrique. De ce fait, et comme me l’a confié un activiste écologique marocain, ces Africains 2.0 sont intéressés par la mise en œuvre de changements palpables, et non par la réitération de slogans ronflants qui ne changent rien aux réalités de l’Afrique et des Africains.
Quoi qu’il en soit, la question initiale demeure : Pourquoi la plupart des pays africains ont-ils perpétuellement recours à l’aide financière extérieure et à l’allègement de leurs dettes extérieures ? Ou encore : L’Afrique est-elle vraiment l’homme malade de la mondialisation, tel que certains voudraient nous le faire croire ? Un petit survol de la pensée africaine contemporaine ne fournit pas de réponses directes ou concluantes, et les réponses apportées varient généralement en fonction de l’inclination idéologique – panafricanisme lucide ou afrocentrisme radical, cosmopolitisme enraciné ou afropolitanisme – de la personne qui répond.
Mais, de ce brouillard de visions concurrentes, divergentes, émerge un consensus solide : Tant que les pays africains ne pourront pas produire leur propre narratif et concevoir des politiques locales pour résoudre leurs propres problèmes, personne ne les prendra au sérieux.