Trois semaines après la nuit de cauchemar du 18 décembre passé, quand l’enfer s’est emparé de la quiétude de notre Paradis pour laisser derrière lui une tragédie dévastatrice, il est temps d’aller au-delà des slogans de fraternité et de l’invocation d’un sens élevé de solidarité nationale en période de crise. Car n’en déplaise aux grandes envolées nationalistes qui ont caractérisé le discours du nouvel an que le Colonel Doumbouya a adressé à la nation guinéenne, l’essentiel se trouve ailleurs s’agissant de ce drame national : notamment qu’est-ce cette tragédie a révélé de la santé de notre souveraineté nationale et comment faire face aux défis et questions soulevés dans son sillage ?
Le temps est donc à la réflexion et à la stratégie post-crise, c’est-à-dire à la reconnaissance que cet événement tragique nous oblige à réfléchir sérieusement à notre politique énergétique nationale et à rechercher des solutions audacieuses pour libérer notre pays de sa dépendance à outrance des firmes et autres partenaires internationaux. Autrement dit, face à l’insolente vulnérabilité de notre politique énergétique et à la cruelle inadéquation de nos infrastructures d’hydrocarbures, les grands discours « disruptifs » et les simples invocations d’élan national ou de sursaut patriotique ne suffisent plus.
On le sait, les flammes déchaînées par ce cauchemardesque incendie ont impitoyablement ravagé les réserves de la Société Guinéenne de Pétrole (SGP), transformant en cendres des milliers de tonnes de carburants essentiels à notre économie nationale. Mais au-delà de cette perte matérielle incommensurable, c’est surtout l’irremplaçable tragédie humaine qui a davantage éclaté nos cœurs en lambeaux. Vingt-trois âmes perdues à jamais, plus de deux cent quarante personnes blessées et des centaines de bâtiments en ruines.
Mais tel n’était pas assez pour contenir le courroux de ce feu démoniaque. Il nous a légué, en guise de sinistre testament, une crise implacable, qualifiée même d’une des plus violentes par nos autorités. Des stations-service aux files d’attente sans fin, des hausses de prix abruptes au rationnement du carburant, cette crise glisse son ombre sur notre quotidien, ébranlant les fondements mêmes de notre économie. Le ralentissement insidieux de la croissance, les déplacements planifiés maintenant aléatoires, et le fardeau accru du coût de la vie, déjà si lourd à porter.
Pourtant, cette nuit cauchemardesque ne dévoile qu’une facette du désastre. En arrière-plan, la Société Guinéenne de Pétrole (SGP), prétendument gardienne de l’approvisionnement pétrolier, exhibe une réalité discutable. Un monopole de façade où des acteurs étrangers comme Total, Vivo Energy exercent une influence disproportionnée, menaçant l’équilibre économique national. Cette asymétrie de pouvoir soulève une interrogation lancinante : comment une entreprise, de surcroît producteur de pétrole, se contente-t-elle simplement de distribuer du pétrole en Guinée sans apparemment tirer les ficelles dans les coulisses ?
C’est dans ce contexte troublant que se dessinent les contours d’une crise bien plus profonde, mettant en péril notre capacité à garantir notre propre sécurité énergétique.
Afin de mieux saisir cette réalité, il est fondamental d’évaluer l’ampleur des pertes et surtout de mesurer les implications des acteurs. Cela pour comprendre nos vulnérabilités et surtout d’anticiper les stratégies à adopter, de prendre la température des défis à surmonter face à ce destin tragique.
Mainmise totale de « Total » : Les Dessous d’un partenariat douteux
Supposée être l’ unique détenteur du monopole d’importation des produits pétroliers, la SGP est loin d’être équilibrée dans sa représentation. Fondée en 1990, cette entité stratégique pour l’économie nationale possède un capital social de 5,18 milliards GNF, mais son conseil d’administration, composé de 11 membres, expose un déséquilibre significatif qui attire particulièrement l’attention.
Dans cette structure, les acteurs étrangers, principalement Total Energies avec 47% des parts puis Vivo Energy Guinée (17%), COPEG (16%) et Lenoil (13%), bénéficient d’une influence disproportionnée comparée à la minuscule participation de l’État guinéen qui ne détient que 7% des parts. Cette asymétrie met en lumière un désavantage critique pour l’État, dont le rôle est évincé dans les prises de décisions stratégiques pourtant vitales pour l’intérêt national.
Total Energies, acteur majeur dans le secteur des hydrocarbures, a consolidé son emprise sur la SGP en prenant le contrôle total de la direction opérationnelle. Bien que gérant un réseau conséquent de 182 stations-service, l’absence apparente d’influence sur les stocks ou les prix ne dissipe pas la réalité d’une influence certaine dans les arcanes décisionnels.
De quoi Total est-elle la somme ?
La présence significative de Total Energies, associée à d’autres géants de l’industrie pétrolière dans la gouvernance de la SGP, soulève des questions préoccupantes quant à l’indépendance de la Guinée en matière d’approvisionnement énergétique. Dans son livre « De quoi Total est-elle la somme ? », qui se penche notamment sur l’histoire de la firme et les liens souvent destructeurs qu’elle a tissés avec certains Etats africains, l’auteur et philosophe canadien Alain Deneault détaille comment Total, par un entrelacs de sociétés, est devenue « une autorité souveraine, capable de rivaliser avec des Etats et de générer un nouveau rapport à la loi ».
1. Alliances Opaques en amont de la production
Derrière les coulisses, Total Energies tisse des alliances discrètes avec d’importants producteurs mondiaux de pétrole, que ce soit en matière de production ou en matière de marketing et services. Ces dernières années, Total a repris à ses concurrents des participations importantes représentant désormais plus de 15 % du marché africain. Ces ententes entre géants du secteur énergétique pourraient exercer une pression subtile sur les choix d’approvisionnement de la Guinée, mettant en équilibre précarisé l’autonomie du pays dans ses décisions énergétiques.
2. Influence Économique Mondiale
Le poids global de Total Energies sur le marché international lui confère une position pour façonner les flux financiers mondiaux. Structurée à travers 882 sociétés opérant dans 130 pays. Cette empreinte n’est pas seulement étendue géographiquement, mais elle est également renforcée par des réseaux d’influence, des expertises variées et des stratégies qui lui confèrent un poids significatif dans le monde. La firme, présente dans de multiples secteurs et opérant de manière éclatée, ne peut être simplement catégorisée par son rôle de distributeur en Guinée.
3. Les Liens Contractés
Aucun Etat n’est à même d’encadrer Total, puisque la firme évolue sur une échelle qui échappe à leur portée législative. Son mantra est simple : Tant que ce n’est pas interdit, c’est autorisé. Cependant, derrière cette affirmation de légalité, se cache parfois la complicité avec des fonctionnaires corrompus en vue de profiter de la passivité d’un État, d’un vide juridique ou de l’exploitation d’une faille grâce naturellement au concours d’une armée d’avocats insolemment rémunérés. À travers ses accords, Total Energies peut imposer des termes contractuels contraignants à la SGP. Ces conditions pourraient potentiellement restreindre la liberté de choix dans l’approvisionnement et la fixation des prix, mettant en péril ce supposé monopole de la Guinée.
Ce déséquilibre est d’autant plus critique que les installations de la SGP, essentielles dans le processus de dépotage et générateurs de revenus via des droits de passage – fixés à 17,88 GNF par litre-, participent marginalement aux recettes budgétaires de l’État, représentant à peine 0,0024% du total en 2023. Cette sous-représentation financière révèle l’énorme décalage entre l’importance stratégique de la SGP et le poids réel de l’État dans sa gouvernance.
Si l’on ne peut tout mettre à leur solde – cela serait trop simpliste, bien sûr -, il serait néanmoins erroné de considérer les acteurs étrangers comme neutres, vu leur positionnement stratégique dans le secteur énergétique guinéen. Ils ont, à coup sûr, une influence sur le prix et les stocks de carburant dans le pays.
L’urgence d’une révision de cette structure devient impérative pour garantir une meilleure représentation de l’État et un rééquilibrage des forces au sein du conseil d’administration. Il en va de la préservation des intérêts nationaux, cruciaux dans un contexte où les décisions prises impacteront profondément l’économie et la stabilité du pays.
L’Économie Guinéenne sur la corde raide
L’incendie est enfin dompté, mais les braises de la facture commencent à leur tour à s’embraser.
Les prévisions de l’Institut national de la statistique (INS) annoncent une baisse des importations de pétrole raffiné pour au moins le premier trimestre de 2024, anticipant une diminution de 2 points de pourcentage dans les activités de transport. Ce scénario pourrait entraîner une amputation de 0,7 point de pourcentage de la croissance économique et potentiellement une inflation galopante.
Cette perturbation risque d’engendrer une hausse spectaculaire des prix à la consommation, surtout dans le secteur des transports, avec des augmentations dépassant les 60% dans certaines régions. Les prévisions laissent entrevoir une inflation annuelle nationale pouvant atteindre, voire dépasser les 10% à l’échelle nationale et 15% à Conakry, des chiffres nettement au-dessus des estimations initiales.
L’impact sur le budget de l’État se dessine également, avec une baisse des recettes due au ralentissement des activités économiques et des dépenses supplémentaires requises pour la reconstruction des infrastructures détruites et le soutien aux sinistrés.
Face à cette crise, des mesures de riposte sont envisagées, allant de la sollicitation des pays voisins pour assurer l’approvisionnement en carburant à la transformation éventuelle de cuves à gazole en cuves à essence.
La Banque Centrale de la République de Guinée (BCRG) s’est engagée à soutenir l’économie nationale en surveillant de près l’inflation. Elle a pris des mesures d’assouplissement monétaire, réduisant le taux directeur de 11,5% à 11,0% et abaissant le taux des réserves obligatoires de 15,0% à 13,0% pouvant injecter 5 000 milliards de GNF dans l’économie, stimulant ainsi la croissance.
Malgré cette situation alarmante, rappelons que l’économie guinéenne a surmonté des crises majeures par le passé, notamment la pandémie de COVID-19, la crise d’Ebola et d’autres perturbations endémiques. Ces épreuves ont démontré la résilience du pays et sa capacité à rebondir. Au-delà des discours alarmistes actuels, cette crise pourrait être l’opportunité de revoir des modèles économiques obsolètes et de favoriser des secteurs plus résilients.
L’Après-Crise
Malgré ses défis actuels, la Guinée conserve un potentiel de résilience. Réussir à anticiper l’après-crise dès à présent et à réévaluer les pratiques économiques inefficaces apparaît crucial. Cela nécessite une analyse minutieuse de la place de la SGP dans l’économie guinéenne – de sa fonction, de sa structure et de ses détenteurs d’actions. Bien que la destruction de ses entrepôts soit tragique, son impact doit être évalué en corrélation avec d’autres facteurs pour saisir pleinement son impact.
Cette réforme se justifie – encore – d’autant plus qu’en 2022, la consommation quotidienne moyenne de carburant en Guinée s’élevait à 8 millions de litres, soit 4,5 millions de litres de gasoil et 3,5 millions d’essence, selon les responsables de la Société Nationale de Pétrole (SONAP).
La Guinée, dépourvue de réserves stratégiques de pétrole pour faire face à des urgences énergétiques, se trouve dans une position délicate, d’autant plus que son approvisionnement pétrolier est entièrement importé. À titre minimal, des stocks stratégiques devraient répondre à une demande de 90 jours, contrairement aux 15 jours actuellement en place. Cette situation souligne l’impérieuse nécessité de remédier aux dysfonctionnements en vigueur.
En repensant notre approche, en diversifiant nos approvisionnements énergétiques et en envisageant des politiques favorisant la croissance et l’innovation, nous pourrions profiter de cette crise pour engager des réformes essentielles et mieux prévenir de futures crises tout en exploitant de nouvelles opportunités émergentes.