À la une, Analyse, International • 21 septembre 2025 • Dasein TRAORE
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La force du pouvoir malien réside dans sa capacité à métamorphoser chaque revers en trophée politique.
Aucun homme sur terre n’est parfait, et un pays, tissu fragile de millions d’hommes, ne saurait prétendre à l’absolu. Le drame commence lorsque l’imperfection devient une honte, un tabou à enfouir sous le sable brûlant des illusions. Exiger d’un État qu’il soit un monolithe de gloire, d’un régime d’incarner la perfection, c’est les condamner à s’effriter ; refuser de voir et nommer leurs fractures et leurs échecs, c’est leur voler leur avenir. Le patriotisme, celui qui mérite son nom, n’est pas un chant aveugle à la grandeur des maîtres du moment, qu’il soit civil ou militaire; mais une révolte lucide contre ce qui blesse, un effort pour faire de l’échec une matière première de réflexion.
Il existe des pays dont l’histoire semble condamnée à une circularité tragique, où chaque élan d’espérance, tel un édifice fragile dressé sur le rivage, finit inexorablement rongé par les vagues patientes et corrosives du réel. Dépositaire d’une grandeur passée, le Mali se débat aujourd’hui dans les rets d’un présent chaotique, suspendu entre l’abandon à une fatalité délétère et l’aspiration à un sursaut rédempteur. Cette tension, presque ontologique, dessine une nation à la croisée des chemins, où chaque pas semble osciller entre l’abîme et l’horizon.
En août 2020, l’irruption des forces armées dans l’arène politique, renversant un régime exsangue, miné par la vénalité et l’impuissance face à la montée des insurrections djihadistes, avait suscité chez certains une lueur d’optimisme : l’illusion d’un retour à une autorité providentielle, d’une restauration de l’État comme garant d’un ordre juste et souverain. Cinq années plus tard, ce qui se profile n’est plus une transition vers la lumière démocratique, mais une plongée dans les méandres d’un autoritarisme méthodique, où la centralisation du pouvoir s’érige en dogme et où les promesses d’hier s’effacent sous le poids d’une réalité moins clémente, du moins pour le malien lambda.
Ce qui sidère, cependant, au-delà de cette bascule prévisible vers l’autocratie, c’est la sophistication d’un système qui se déploie avec une précision quasi machiavélienne : une armature de pouvoir tissée d’alliances pragmatiques, de récits savamment orchestrés et d’une exploitation systématique des angoisses collectives. Dès lors, interroger le devenir du Mali ne revient pas seulement à constater un retour de l’autoritarisme, mais à déchiffrer une dynamique plus profonde, une tectonique des rapports de force dont les tremblements résonnent bien au-delà du Sahel, jusqu’aux arcanes d’une géopolitique mondiale en pleine recomposition.
La fabrique de l'ennemi
L’histoire des relations internationales en général et des États en particulier révèle que l’autoritarisme ne s’improvise pas. Il se construit sur une trinité fondatrice, subtilement agencée: la cristallisation d’un ennemi, l’hégémonie du verbe officiel et l’instauration d’une servitude consentie. Dans cet atelier du contrôle, la peur n’est pas une ombre portée ou un résidu accidentel. Elle est le combustible essentiel, le levain d’une domination qui se veut à la fois omniprésente et insidieuse.
Carl Schmitt posait que le politique se révèle dans l’acte de nommer l’adversaire, de tracer la frontière entre l’ami et l’ennemi. Au Mali, cet ennemi revêt une plasticité particulièrement travaillée : il est tour à tour l’opposant politique, accusé de "complot contre la nation" ; il est le journaliste, bâillonné sous l’alibi de la "désinformation" ; il est encore l’étranger honni – la France, la CEDEAO, voire l’ONU –, érigé en bouc émissaire d’une rhétorique souverainiste qui fait de l’extériorité une menace perpétuelle. Cette désignation est une opération symbolique qui légitime la concentration du pouvoir en un centre unique, investi d’une mission salvatrice.
Mais nommer l’ennemi ne suffit pas ; il faut encore le figer dans une narration close, un univocum qui abolit toute pluralité. La parole officielle, dans cette entreprise, ne se contente pas de proposer une interprétation : elle s’arroge le monopole de la vérité, reléguant toute dissonance dans les limbes de l’illégitimité. La marginalisation des contre-pouvoirs – médiatiques, civils, intellectuels – devient alors une nécessité structurelle, un préalable à l’édification d’un ordre où le doute n’a plus de place. Ceux qui osent s’écarter de cette orthodoxie sont réduits au silence, par la coercition, l’exil ou l’auto-censure.
L’aveuglement, poison de l’âme
Le rejet brutal de la tutelle française, l’alliance ostentatoire avec la Russie, l’expulsion des contingents onusiens : autant de gestes brandis comme les étendards d’une souveraineté reconquise, d’une émancipation arrachée aux griffes d’un néocolonialisme honni. Pourtant, à y regarder de plus près, cette indépendance proclamée oscille entre héroïsme et chimère.
Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison, rappelait que la véritable hégémonie – et donc la véritable souveraineté – ne réside pas dans le refus d’une domination externe, mais dans la capacité à édifier un projet collectif, autonome et enraciné dans une maîtrise des forces productives et culturelles. Or, que reste-t-il de cette ambition lorsque l’assistance militaire russe se substitue à celle de Paris, lorsque les richesses du sous-sol malien s’évanouissent dans des contrats opaques, loin des regards et des mains du peuple ?
L’histoire africaine, dans ses tourments, offre un miroir cruel à cette illusion. L’Algérie postcoloniale, dans les années 1970, avait cru s’affranchir de l’Occident en se tournant vers l’Union soviétique, rêvant d’un socialisme tiers-mondiste qui la hisserait au rang de modèle émancipateur.
Mais ce rêve s’est brisé sur les écueils d’une économie ankylosée et d’un régime autoritaire englué dans ses propres contradictions. Le Mali, à son tour, risque de s’enliser dans cette dialectique perverse : une souveraineté de façade, où l’échange d’un maître pour un autre ne fait que perpétuer une dépendance masquée sous les oripeaux de la fierté nationale.
Ainsi, ce qui se joue au Mali n’est pas seulement une lutte pour le pouvoir, mais une interrogation plus vaste sur la possibilité même d’une liberté authentique dans un monde où les chaînes, visibles ou invisibles, semblent se reformer aussi vite qu’elles sont brisées. Entre l’aspiration à l’autonomie et le piège des illusions historiques, la nation malienne chemine sur une crête étroite, où chaque faux pas menace de la précipiter dans un nouvel âge d’asservissement.
La servitude consentie
L’autoritarisme ne s’impose jamais uniquement par la force brute. Il se nourrit d’un climat intérieur, d’un état d’esprit collectif façonné par l’usure du temps et la répétition des désillusions. Au Mali, cinq années après le coup d’État de 2020, l’exigence démocratique n’a pas disparu, mais elle s’est lentement dissoute dans les préoccupations plus urgentes du quotidien. Les citoyens, épuisés par la violence des groupes armés, la déliquescence des services publics et l’inflation des denrées de base, ont fini par troquer l’idéal de liberté contre la promesse d’un semblant d’ordre.
Dans les rues de Bamako, l’enthousiasme qui saluait jadis les colonels s’estompe, mais ce qui en résulte reste encore trop stérile pour conduire à une révolte. Les discussions qui animaient naguère les grins se sont appauvries sinon méfiantes : on parle désormais plus volontiers du prix du sac de riz que de la date des élections, de la pénurie d’électricité que de la fin possible de la transition. Ce glissement traduit un basculement silencieux : la politique n’est plus vécue comme un espace de contestation et d’alternatives, mais comme une fatalité dont on attend simplement qu’elle assure un minimum de sécurité.
Cette abdication silencieuse est devenue le ciment le plus solide d’un pouvoir qui n’a plus besoin de convaincre, mais seulement de persister. Comme l’écrivait Étienne de La Boétie, la servitude est d’autant plus implacable qu’elle est intériorisée, au point de paraître naturelle.
Et au final, c’est là que réside la victoire la plus décisive et durable du régime au pouvoir : avoir transformé la fatigue démocratique, qui est somme toute légitime, en acceptation tacite, comme si l’histoire n’offrait plus de choix qu’entre l’autorité et le chaos.
Un théâtre de miroirs
La force du pouvoir malien réside dans sa capacité à métamorphoser chaque revers en trophée politique. Le retrait de la MINUSMA en 2023, pourtant dicté par des tensions croissantes avec Bamako et par l’impuissance manifeste des Casques bleus à sécuriser le territoire, fut présenté comme une victoire éclatante de la souveraineté nationale. L’arrivée des conseillers et combattants russes, dès lors, devint le symbole d’une indépendance retrouvée, alors même que le pays glissait d’une dépendance militaire à une autre.
Dans les régions du nord et du centre, où l’État peine encore à s’imposer face aux groupes armés, les habitants constatent peu de changements tangibles : les attaques persistent, les routes restent dangereuses, et les villages continuent d’être pris en étau entre djihadistes, milices et armée. Mais ce réel fissuré ne franchit guère les murs du discours officiel.
Le récit souverainiste fonctionne comme une scène de théâtre. Il exhibe des drapeaux et des slogans, érige des ennemis extérieurs commodes – la France, la CEDEAO, parfois même l’ONU – et projette l’image d’un État fort, alors que ses fondations demeurent fragiles. Cette dramaturgie politique, répétée à l’infini dans les médias publics, finit par occuper l’espace symbolique, réduisant le champ de la critique et absorbant la mémoire collective dans un présent en boucle.
La grande question, dès lors, est celle-ci : que restera-t-il lorsque les lumières de la propagande s’éteindront, lorsque les slogans souverainistes ne suffiront plus à apaiser les ventres vides, lorsque les chants martiaux se heurteront au silence des champs incultes et des écoles désertées ? Le danger n’est pas seulement l’autoritarisme, mais surtout sa stérilité.

Dasein observe, écrit, analyse et déconstruit. Spécialisé sur le Sahel et les dynamiques africaines ...
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