Dans son analyse du champ du pouvoir, Bourdieu démontra que celui-ci est un méta champ sur lequel s’affrontent les leaders des différents champs qui fondent la société, à savoir le champ économique, le champ culturel, le champ social, etc. C’est ainsi que pour analyser le champ du pouvoir, y compris dans les régimes militaires institués par des coups de force, il est nécessaire d’évoquer et aborder les rôles de tous les acteurs qui y interviennent ou sont susceptibles de le faire, de façon directe et/ou indirecte.
Des camps militaires aux palais présidentiels : quand l’inédit devient du classique
Les années 2020, auront été des années très marquées par des basculements politiques et des putschs militaires en Afrique. De l’Afrique de l’ouest jusqu’en Afrique centrale, plusieurs États ont vu parachuter à leurs têtes des Capitaine, Colonel, ou Général. Ici, suite à une vacance du pouvoir ; là, à cause d’une modification de la constitution (donc trahison du pacte juridico-politique) ; de l’autre côté, conséquence de l’inaptitude physique du vieux régnant qui, avec sa famille biologique, monopolisait tout le pouvoir depuis plusieurs décennies.
Et à chaque fois qu’est survenu un coup de force, des analystes ont fusé de partout pour les expliquer dans tous les angles d’analyse possibles. Des juristes peignant, quelquefois avec pertinence et d’autres fois avec complaisance, la caducité des constitutions et autres normes juridiques qui encadrent les procédures de transfert et d’exercice du pouvoir dans les États concernés ; des politologues analysant, tantôt avec rigueur et tantôt avec simplisme, les différentes failles dans l’organisation et le fonctionnement des institutions politiques et administratives de ces pays ; des économistes décortiquant de manière profonde ou totalement superficielle, l’impact réel ou supposé de la pauvreté accrue des sociétés africaines et la faillite des institutions financières de ces contrées ; des sociologues s’illustrant par des explications peu ou prou sagaces quant aux causes et conséquences des colères et les désillusions des gouvernés. Chacun, pour le dire autrement, y va de son chemin pour essayer d’offrir la plus poignante décortication qui sied. Il serait donc inintéressant, lassant, voire morfondant de revenir sur tous ces aspects pour traiter de la question des coups de force politiques dans ces deux sous-régions.
Cependant, il est important de revenir sur un élément fondamental qui est resté absent dans l’ensemble de cette armada de narrations scientifiques ou expéditions médiatiques. Il s’agit de la question de la légitimation, de l’acceptation par les peuples concernés de ces hommes prétendument providentiels que la jungle des rapports de forces politiques a parachutés à leurs têtes du jour au lendemain. Ainsi, il me semble essentiel d’explorer une question indispensable mais très peu traitée : Quels sont les leviers dont se servent ces groupes armés pour se légitimer au pouvoir ? Nombre d’analyses se sont en effet focalisées davantage sur l’explication des causes des coups d’État et leurs conséquences politiques, économiques, etc. sans aborder – ou du moins en le faisant de manière très accessoire – la question de leur légitimation. Le peu d’entre elles qui s’y intéressent passent de côté un grand pan de celle-ci ; notamment celui de la contribution des acteurs non étatiques ou du moins non politico-administratives à ce processus complexe.
Pourtant, la contribution de certains acteurs qui ne sont ni politiques ni administratifs dans le parcours d’affermissement et stabilisation de ces régimes est fondamentale voire indispensable. C’est notamment le cas des notables. Le rôle de ces acteurs aux fortes influences sociale et politique dans la vie des régimes putschistes est important, incontournable même dans ces pays aux populations très, voire trop religieuses.
Est entendu comme notable ici, l’ensemble des leaders religieux : imams, pasteurs, évêques, cardinaux, ou conférenciers religieux tout court. Ce sont donc toutes les personnalités publiques dont l’identité socio-médiatique s’est construite autour et à travers la religion. Ces personnages se sont créés une identité à travers des discours sur la religion, le commentaire et la narration du fait religieux. Dans ces territoires où croire et se ranger sont socialement plus encouragés et politiquement plus rentables que douter et interroger, les notables continuent d’occuper une place inéluctable dans l’espace public et une influence évidente sur les communautés qui adhèrent, consomment et plébiscitent leurs discours.
Les putschistes, aussi bien qu’ils renversent dans la plupart des cas des régimes à la légitimité très relative (éternistes, moribonds, révisionnistes, etc.), ont besoin d’un travail d’adhésion, d’abord au déplacement par des moyens illégaux du pouvoir, mais aussi et surtout aux différentes initiatives qu’ils prendront et essayeront de mettre en œuvre par la suite.
Cet article a donc pour but d’interroger les rapports entre les notables et les régimes créés par des putschs – notamment dans le processus de “légitimation” de ces derniers. Combien ces figures de l’espace socio-médiatique considérées comme non politiques mais disposant d’une véritable capacité de mobilisation contribuent-elles à faire ranger les forces sociales derrière des projets de dirigeants non élus – les putschistes – dans des États démocratiques ? Ou dans certains cas, comment ceux-ci peuvent-ils apparaître comme un frein aux dynamiques belliqueuses de certaines forces militaires devenues politiques ? Cela prouve-t-il davantage la non effectivité du principe de la laïcité dans ces républiques ? Ou s’agit-il simplement d’une preuve de l’échec du politique face au religieux dans des États-nations dits laïcs ?
Dynamiques religieuses dans les pays concernés
Les États africains sont pour la plupart constitués de populations profondément religieuses. Plus de 90% des populations des six pays analysés dans cet article sont croyantes et pratiquent une des religions monothéistes les plus influentes au monde : l’islam et le christianisme (catholiques, protestants, et autres).
En termes de chiffres et par pays, on a : le Burkina Faso 63,8% musulmans et 26,3% chrétiens (dont 20,1% catholiques romains et 6,2% protestants) ; le Gabon 10,8% musulmans et 80,2% chrétiens (dont 46,4% protestants, 29,8% catholiques romains et 4% autres chrétiens) ; la Guinée 85,2% musulmans et 13,4% chrétiens ; le Mali 93,9% musulmans et 2,8% chrétiens, le Niger 95,5% musulmans et 0,3% chrétiens ; et le Tchad 52,1% musulmans et 43,9% chrétiens (dont 23,9% protestants et 20% catholiques romains).
Ces statistiques démontrent à suffisance non seulement que les populations de ces pays entretiennent de fortes attaches aux religions monothéistes, mais aussi que leurs vies et leur rapport au monde sont profondément structurés par leurs cultes respectifs et les responsables religieux qui en sont les chantres.
Cette dynamique sociétale fait des leaders religieux de personnalités publiques jouissant d’un réel pouvoir souple dans ces contrées. Un soft power reposant sur la grande audience dont ils bénéficient. Et ce soft power se déploie à travers deux éléments : la responsabilisation et la dissuasion. Le premier élément, la responsabilisation, repose sur les rappels continus du notable au croyant quant au fait qu’il est le seul responsable de ses actes, desquels il devra répondre seul devant son créateur et endosser l’entière responsabilité lors du jugement dernier. Comme l’écrit Guy Jobin, cela se formalise à travers « La désignation de soi comme auteur moralement responsable de ses actes ». C’est l’essence même du principe de libre arbitre de l’Homme. C’est-à-dire que parce que l’humain est doté d’une raison lui permettant de distinguer le bien du mal, il sera jugé et puni pour tout mal qu’il aura commis.
Le second se bâtit sur le fait d’adjoindre le croyant à accepter le destin en respectant les autorités gouvernantes. Cela va de soi avec le principe islamique selon lequel, « Le sultan est l’ombre d’Allah sur la terre » ; ou encore « Quiconque se révolte contre le calife se révolte contre Allah ». Ce principe va appuyer le premier malgré qu’il soit en contradiction avec celui-ci. C’est-à-dire qu’en même temps qu’on enjoint le croyant à faire du bien et à éviter le mal parce qu’il est responsable de ses actes, on lui rappelle ici que dans tous les cas, tout ce qui lui arrive n’est que décision de son créateur, donc prédestination.
Dès lors, responsabilisation et adjonction à la soumission font que le leader religieux garde un certain contrôle sous-jacent, une influence furtive sur les agissements du croyant. Le prédicateur reste ainsi présent en son auditeur, son discours vivant en lui et contrôlant jusqu’à ses actes les plus insignifiants et intimes. Avec cette influence sur les agissements des fidèles, le notable ou chef religieux peut donc inciter à la révolte contre l’ordre politico-social tout comme il peut fabriquer des résignés. D’où tout l’intérêt de voir comment les putschistes se servent des notables pour asseoir leur légitimité et la maintenir pendant tout le long de leur règne.
Putschistes et notables : à la recherche du partenariat et de la légitimation
Dès lors, on comprend aisément pourquoi la course à la légitimité est si souvent le premier défi que relève tout régime militaire arrivé au pouvoir par coup de force. Il s’agit de se faire reconnaître et accepter à la fois auprès des gouvernés, donc la population, en interne mais aussi auprès des pairs, les dirigeants des autres États, à l’international. Cette lutte pour l’autolégitimation, les putschistes ne la font généralement pas seuls ; ils ne s’en sortiraient point. Ce qui les obligent donc à se tourner vers une multitude d’acteurs peu ou prou influents de la scène publique : artistes, influenceurs, personnalités religieuses, hommes de médias, etc. D’où le rabattement, parmi tant d’autres, vers les notables.
Entre complicité, soutien officiel ou officieux, interpellation et engagement de la responsabilité, les relations entre putschistes et notables dans la contribution des seconds à asseoir et pérenniser le pouvoir des premiers peuvent varier et prendre plusieurs formes. Et dans ce jeu de collaboration et d’entraide entre “saints” et nouveau-nés, chacun des deux acteurs impliqués a un rôle propre à jouer.
Du côté des putschistes, il y aura d’abord et surtout le démarchage des notables. Un colportage par des invitations à des rencontres officielles dans les palais ou autres endroits symboliques du pouvoir, des débarquements dans les lieux de culte (églises et mosquées) à des occasions spéciales (fêtes, cérémonies, etc.) et les apparitions publiques auprès et avec les personnages religieux. Ceci a pour vocation de mettre en avant une proximité avec les hommes de Dieu, ces grands “saints” qui guident vers le droit chemin. Cela permettra non seulement de redorer leur image de militaires tueurs mais aussi de cesser d’apparaître comme des hommes de caserne éloignés des populations et des réalités de celles-ci.
Cet affichage avec les religieux a pour autre but de responsabiliser l’icône religieuse dans l’affaire d’État, le problème politique. L’idéal pour le putschiste c’est de se faire accepter par le notable afin que le croyant ne trouve plus de raison à le rejeter, à remettre en question sa véritable personnalité et sa légitimité. Et ce rendez-vous dans des lieux de cultes auprès du notable en plus d’être un moyen de faire passer des messages diffus, offre un espace pour prononcer des discours.
Du côté des notables, les démarches contribuant à asseoir et légitimer le pouvoir du putschiste auprès du croyant s’articulent autour de trois éléments, dont le discours de soutien et de plébiscite, la persuasion au rangement et l’intimidation et le chantage des désapprobateurs.
Dans le premier cas, le notable soutiendra ouvertement, dans des discours et sorties officielles, le putschiste ; il le félicitera et saluera les actes qu’il pose et ce, jusque dans les lieux de culte.
Ensuite dans le deuxième cas, le notable agira de sorte à persuader le religieux à faire comme lui : s’aligner. Il lui rappellera que le gouverné a intérêt à accepter le destin, la volonté du tout-puissant. Le gouvernant étant celui que Dieu aurait choisi, le croyant doit s’aligner derrière lui, car se rebeller reviendrait à s’opposer au destin, à répudier la volonté ou l’injonction de Dieu.
Et dans le troisième cas, le notable s’activera à dissuader le croyant et à le mettre en garde en le tenant responsable des conséquences – souvent néfastes – d’une éventuelle révolte ou rébellion contre le pouvoir militaire. Il s’agit donc d’éduquer le croyant ou fidèle à la retenue et à la léthargie en faisant subtilement peser sur sa conscience tous les dégâts qui pourraient advenir suite à des manifestations et/ou mobilisations contre le putschiste, tels que les violences policières, les tueries, les pillages des biens publics et autres. Cette méthode de fabrique de l’indifférence et de l’apathie peut ne pas réussir à tous les coups, mais sa probabilité de réussite reste très élevée. Car en Afrique, quiconque se respecte et respecte les normes qui régissent la vie sociale n’oserait remettre en question, hausser le ton ou manifester un désaccord quand le notable parle, recommande, critique ou met en garde.
Des notables s’érigent comme contre-pouvoir aux putschistes
Les rapports entre les notables et les politiques de manière générale et les putschistes en particulier n’ont pas toujours été bons. Alors que certains notables ont été à toutes les occasions, prompts à se ranger et participer à l’installation et la pérennisation des chefs militaires, d’autres s’inscrivent en alerteurs et metteurs en garde.
Au Mali, l’imam Mahmoud Dicko demeure une grande figure anti-système, curieux personnage qui s’est fait connaître suite à son opposition au président IBK et les grandes mobilisations qu’il a réussi à organiser pour protester contre le régime de ce dernier. Pourtant, cette opposition frontale ne fut pas contre un régime de putschiste ; ce fut plutôt contre le régime d’un président élu. Ce qui permet donc de voir combien l’influence du notable dans les affaires politiques même en régime normal peut être considérable.
Cependant, si d’aucuns ne voient en ce personnage qu’une belle illustration de contre-pouvoir démocratique et de lutte contre la dictature, il faut souligner que le personnage de Mahmoud Dicko est plutôt la grande illustration de l’influence du phénomène religieux sur le monde politique des pays africains. Il est le symbole vivant de la capacité des notables à faire vaciller les politiques. Ce qui prouve davantage que le principe de la séparation de l’État du phénomène religieux reste encore, il faut oser le dire, une utopie, un rêve lointain.
Et cette imbrication, ces rapports de complaisance et/ou opposition entre notables et politiques restent encore réels dans les régimes d’exception : les transitions. Dans les cas où les notables refusent de se ranger du côté des putschistes, ils manifestent leur position à travers des manifestations d’inquiétudes, des interpellations et des mises en garde.
Dans le premier cas, les notables font part de leurs doutes et appréhension en haussant le ton et en affirmant sèchement leur litanie d’inquiétudes quant aux conduites, actions ou inactions des putschistes. Il peut, entre autres dérives autoritaires et maux sociétaux, protester contre les violations de certains droits, mettre un accent interpellateur sur l’insécurité générale ou encore dénoncer les répressions liberticides de l’État par exemple.
Dans le deuxième cas, les notables interpellent directement les putschistes en les rappelant à l’ordre quant à leurs engagements de départ, notamment le respect du calendrier/programme de transition et l’organisation d’élections afin de rendre le pouvoir aux civils.
Et dans le dernier cas, les notables procéderont à tenir des discours de mises en garde des putschistes sur les risques d’impasses sociopolitiques qu’ils prennent en voulant s’éterniser au pouvoir, soit par une prorogation sine die de leur transition ou par une confiscation du processus démocratique par l’organisation d’élections factices, truquées. Ainsi donc, putschistes et notables peuvent être amis, alliés ou adversaires. Et dans l’un ou l’autre des cas, le fait est que, en Afrique, le notable a toujours une influence réelle sur le politique.