L’Enfant noir de Laye Camara est, à bien des égards, un indéniable et incontournable classique des lettres africaines. Plusieurs écrivains contemporains (la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, par exemple) ont décrit ce roman paru en 1953 comme l’un des livres qui leur a donné la confiance et l’autorisation dont ils avaient besoin pour imaginer, questionner et explorer le monde. Même s’il est très loin d’être un roman majestueux, du moins d’un point de vue strictement stylistique, L’enfant noir est aux lettres francophones africaines ce que Le monde s’effondre de Chinua Achebe est à la littérature africaine d’expression anglaise. Se gardant de baigner dans la posture vindicative et le militantisme politique si adulés dans les cercles décoloniaux, Laye Camara a eu le mérite de faire un portrait élogieux de la cosmogonie et de la spiritualité mandingues. L’enfant noir était donc une réponse sereine, magistralement taiseuse au mythe de la mission civilisatrice de la colonisation occidentale.

En 1955, pourtant, l’intrépide Mongo Beti se fendait d’un article de revue intitulé Afrique noire littérature rose pour jeter l’opprobre sur ce qui ne lui semblait pas être digne d’une littérature née de la douloureuse rencontre avec le monde blanc, et dont l’objectif était uniquement de faire le procès de cette entreprise occidentale de  domestication, voire de chosification des humanités non-Européennes. Entre autres, l’écrivain camerounais accuse son confrère guinéen d’avoir éludé les questions les plus cruciales ; d’avoir évoqué une Afrique paisible, belle et maternelle  alors que sévissait l’horreur de la colonisation ; de s’être réfugié « parmi  les sorciers, les serpents-de-grand-père, les initiations à la nuit tombante, les femmes-poissons et tout l’arsenal du pittoresque de pacotille », plutôt que de confronter  « la réalité actuelle de l’Afrique Noire, sa seule réalité profonde… la colonisation et ses méfaits ». Là où Laye Camara s’attelait à évoquer son innocente et heureuse enfance dans son paisible village de Kouroussa en Haute Guinée, Mongo Beti estimait qu’un roman n’était pas assez africain s’il ne dénonçait pas les abus et les brutalités de la colonisation. Pour lui, écrire sur l’Afrique Noire, c’est prendre parti pour ou contre la colonisation. Impossible de sortir de là. »

C’est à une version indigeste, basse et médiocre de ce clash entre deux visions d’être un intellectuel Africain que nous avons eu droit lorsque des censeurs armés de certitudes et d’illusions sur la condition postcoloniale s’en sont pris au Sénégalais Mohammed Mbougar Sarr en novembre 2021, juste quelques jours après sa consécration par le Prix Goncourt. S’il y a une leçon à retenir de cet épisode très instructif, c’est que tout le dilemme de l’écrivain africain contemporain réside dans l’impossibilité de se défaire du regard occidental, réel ou supposé. Alors que Mongo Beti estimait à raison que, pour un Africain de son époque, la dénonciation de la barbarie coloniale devrait être indispensable à toute entreprise d’écriture, nos nouveaux ambassadeurs auto-proclamés de l’authenticité africaine ont porté l’équation plus loin : la seule façon d’exprimer son appartenance à l’Afrique, de « faire la fierté » du continent, c’est de dénoncer les forces occultes du néocolonialisme. Et parce que l’une des ultimes preuves de l’africanité d’un écrivain résiderait dans le plaisir de dénigrer la décadence occidentale, écrire devient donc l’expression par excellence de son désir de combattre pour sa race, de s’approprier une certaine idée politique – le kémitisme, par exemple – et de la défendre avec le bavardage et les slogans pompeux qui constituent l’héritage de beaucoup qui passent aujourd’hui pour « pères fondateurs » ou « ainés » révolutionnaires et éclairés, dont les discours ronflants et les livres – souvent des essais marxistes confus et illisibles – seraient des lectures indispensables pour « tout Africain qui se respecte ».  Tout écrivain qui n’offre pas ce type de littérature « représentative » ne ferait que se plier à l’Occident, se prosterner devant ses maîtres blancs, « chanter pendant que Rome brûle ». 

Près de sept décennies après la critique cinglante de Mongo Beti, ils sont désormais plus nombreux et plus intimidants ces chantres du nativisme panafricaniste pour qui, écrire, c’est forcément adopter une certaine posture face à un sujet sociétal donné. Ici, l’écriture se résume à un rôle de porte-parolat des damnés de la mondialisation, ou de secrétariat des naufragés du déluge néo-colonialiste. L’authentique écrivain postcolonial serait, par essence, celui qui est conscient de la mission historique qui lui incombe lorsqu’il prend la plume : le fardeau de la responsabilité, de la représentation, de la chronique ethnographique. Bien écrire ne suffirait donc pas pour être considéré comme un bon écrivain africain ; il faut « écrire pour ». D’où l’érection d’une vigie littéraire qui rabroue tout écrivain qui cherche à dépasser les limites des contours ghettoïsants dessinés par ces arbitres autoproclamés du goût et de la sensibilité « proprement africains ».

Ce qui fait la grandeur ou la pertinence d’un roman, ce n’est pas seulement son choix des thèmes ; c’est aussi et surtout l’inimitable dextérité avec laquelle son auteur utilise et façonne son matériau ; c’est l’humanité qu’il insère au milieu du désespoir et du chaos. Qu’il choisisse de parler d’immigration ou d’amour, de désir ou de luxure, une seule chose devrait importer à l’écrivain :  avoir « l’audace de la prose », pour reprendre une brillante formule du romancier nigérian Chigozie Obioma. Tant qu’il possède cette prose audacieuse qui capture l’essentiel en toute occasion et s’élève au-dessus de la mêlée, tant que sa maîtrise des tropes linguistiques est suffisante pour défier les frontières de la langue et affronter le monde pour mieux le dire, tant qu’il maîtrise ce que Milan Kundera appelle « la sagesse du roman », un écrivain peut écrire sur n’importe quoi.

S’inspirer de l’actualité politique ou des faits divers ne signifie rien en soi : la vraisemblance, la maîtrise des subtilités, la capacité à faire faire l’impossible à la langue, à lui faire dire l’indicible – voilà tout ce qui devrait vraiment compter pour un écrivain. Et heureux les lecteurs qui tombent sur le chemin de tels auteurs ! Si un écrivain me plonge dans un monde à la fois familier et étrange, s’il sait capter sans juger, s’il sait évoquer l’universalité qui se cache sous les sensations et les histoires locales, s’il ajoute des touches du sublime à ce qui est autrement banal et ennuyeux, que puis-je, ou dois-je, vouloir d’autre ?

Je ne crois donc pas à l’idée d’une écriture qui exprimerait une certaine typicalité ou idiosyncrasie africaine ; je ne souscris pas à la rhétorique du ceci plutôt que cela ; je n’adhère pas à l’idée de performer ou de ne pas performer l’Afrique. J’aime quand une œuvre littéraire est majestueusement écrite et – bien sûr – socialement pertinente.  Mais je déteste l’écrivain qui se préoccupe tellement de saisir la réalité ou d’être socialement pertinent qu’il oublie ce qu’il est censé faire par-dessus tout : bien écrire.  Tout comme je déteste la grandeur consciente mais dépourvue de sincérité, cet art de ceux qui sont tellement pris dans l’engrenage des phrases élégantes qu’ils confondent posture et écriture. Ce en quoi je crois, c’est la grande littérature, celle-là qui se distingue par son penchant à colorer universellement les expériences locales. Comme l’écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature, le talent et la sincérité sont les seules choses à exiger d’un écrivain.

Cela dit, il me semble que la racine de cette obsession pour l’authenticité, de cette angoisse de la représentation, se trouve, je crois l’avoir suggéré, dans l’histoire traumatique et traumatisante du continent. Les séquelles de la brutalité de notre histoire avec le monde blanc continuent d’influer notre rapport au monde, voire à nous-mêmes. Ce qui, finalement, nous impose la réjection de l’occident et l’affirmation bruyante et irrévérencieuse de notre être (ou dignité) comme les horizons indépassables de tout projet d’esprit. Autrement dit, derrière cet évangélisme de l’authenticité, se cache un désir de refaire le monde à notre image, de panser notre blessure originelle, de prendre notre vengeance sur tous les « sales racistes » et les « suprémacistes blancs » du monde. Mais sur quoi fonder cette authenticité lorsqu’ on écrit des romans ? 

N’en déplaise aux grands chantres de cette illusoire authenticité, nous avons affaire aujourd’hui, comme d’ailleurs cela a presque toujours été le cas, à des écrivains africains qui essaient de faire sens des complexités de nos histoires nationales et de notre histoire africaine de blessures et tragédies partagées. Et la plupart d’entre eux travaillent et vivent en dehors de l’Afrique. Parfois  –  le plus souvent, devrais-je dire – ils sont plus connus, plus lus, et plus célébrés en dehors de leurs pays d’origine respectifs, voire en dehors de l’Afrique tout court. Qui plus est, leur art et leurs personnages sont façonnés et vivifiés par leurs expériences à l’étranger. Quelle catégorie d’authenticité devrait-on attribuer à, ou attendre de, ces écrivains ? Que devraient-ils choisir, ou devraient-ils vraiment avoir à choisir entre les différentes facettes de leurs identités, de leurs expériences formatrices ?

Parce que je n’aspire pas à faire du roman (je me plais plutôt dans la peau de journaliste et d’essayiste politique), je pense, en écrivant ces lignes, à deux jeunes guinéens dont la prose et le sens de la narration, quoi qu’en construction, dégagent déjà deux qualités essentielles qui manquent dans le paysage littéraire guinéen d’aujourd’hui : une remarquable culture littéraire et le désir de l’excellence. J’espère donc qu’ils ne se laisseront pas souiller par ces marécages de médiocrité et de complaisance dans lesquels pataugent l’écrasante majorité des jeunes guinéens qui prétendent faire de la littérature. Qu’ils sauront rester droits dans leurs bottes faces aux accusations de « vendus », d’« Oncle Sam », d’aliénés, ou de « collabos » que leur colleront des nativistes surexcités pour qui nuancer est criminel. Qu’ils ne seront pas intimidés ou dissuadés par la moraline afrocentriste des procureurs autoproclamés dont les visions étriquées et manichéennes dominent dans les tribunaux que sont devenus les réseaux sociaux. Que, plus fondamentalement, ils continuent d’avoir le talent de penser la Guinée avec lucidité, d’oser mettre des mots sur notre amnésie collective et d’avoir le courage de l’honnêteté intellectuelle, ainsi que l’audace de l’intégrité artistique lorsqu’ils décideront d’aborder des thèmes ou questions sensibles, tabou. Je prie qu’en plus du talent, ils aient de la personnalité, nécessaire pour résister au lynchage médiatique à venir. Qu’ils s’approprient la seule, véritable leçon littéraire à retenir de la revue à charge de Mongo Béti : « Si l’écrivain manque de personnalité, il fera ce que lui demande le public. S’il a de la personnalité, il fera de la littérature selon son goût et ses propres conceptions ».