La Guinée ne va pas bien depuis bien trop longtemps. Il ne faudrait donc pas croire que notre condition nationale actuelle est la faute de la transition en cours, d’autant que cette dernière n’est rien d’autre que la conséquence des égarements de l’ancien ordre constitutionnel. Mais puisqu’il faut aller à l’essentiel, il est bien utile de noter que les mêmes causes produisant les mêmes effets, une transition politique bâclée ne donnera naissance – tôt ou tard – qu’à un ordre constitutionnel fragile et une énième transition.

Il faudra certes aller aux élections. Mais il me semble que ce pas, aussi crucial et indispensable soit-il dans notre marche nationale vers la consolidation des acquis démocratiques, devrait être l’aboutissement d’une transition réussie. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder en face, sans complaisance, notre histoire politique récente pour se poser quelques questions essentielles. L’ordre constitutionnel qui nous est si cher, que nous avons connu pendant plus d’une décennie sous Alpha Condé, a-t-il vraiment soigné tous nos maux ? En a-t-il soigné un seul d’ailleurs ? A quoi cela sert-il vraiment de nier les échecs consécutifs de nos politiciens professionnels et de prétendre que tous nos maux prendront fin dès lors que la junte de Mamadi Doumbouya cédera le pouvoir aux civils ?

Je réponds que si cela n’est pas se fourvoyer, il est logique d’y voir de la mauvaise foi. Car, si les militaires – que d’aucuns s’obstinent à considérer comme le véritable problème – peuvent s’intéresser tant à la chose politique pour ses avantages, c’est bien parce que cela leur a été rendu possible par des décennies d’échecs politiques. Dans un certain sens, les militaires au pouvoir profitent de la farce démocratique et de la mauvaise gouvernance qui ont jusque-là marqué notre marche nationale. 

Pour le dire autrement, je n’ignore pas la nécessité de la dévolution démocratique du pouvoir politique (je l’ai d’ailleurs réitéré à plusieurs reprises, pas plus tard que le troisième mandat d’Alpha Condé qu’on nous a jeté à la figure ). De même, je sais, comme beaucoup de nos compatriotes, que notre armée a une grande part de responsabilité dans ces interminables échecs politiques que nous avons connus. 

Mais – et cette nuance est cruciale pour comprendre la position que je défends depuis longtemps – j’ai tout simplement fait le choix de faire partie de guinéens qui s’inscrivent dans une démarche de critique constructive visant à apporter des pistes de réflexions ou de propositions de solutions aux maux dont souffre notre République. Ce qui implique de faire barrage à l’esprit partisan, à la posture d’indignation dramatisée et de critiques stériles qui font la loi sur les réseaux sociaux et les talkshows en Guinée.  

Pour moi, c’est un jeu de demi-vérités que de considérer l’armée comme le principal problème de notre pays, alors que son intrusion dans la politique est la conséquence directe du dysfonctionnement politique, qui à son tour est la conséquence du cuisant échec de notre classe politique en général. Autant nous sommes d’accord sur le principe selon lequel l’armée n’est pas la solution finale à nos problèmes, autant nous devons admettre une fois pour toutes que dans de nombreux cas et dans de nombreux pays, elle a permis un renouveau politique, l’émergence d’une nouvelle ère.

D’aucuns pourraient rétorquer que, d’un point de vue purement arithmétique, les militaires ont en fait géré plus notre pays que les civils. L’argument ici serait que notre pays a connu plus de présidents militaires que de civils (3 contre 2). Mais pour en revenir au sujet, puisque l’on est généralement tenté de blâmer la classe politique bien plus que les militaires, la défense implacable dans ce cas de figure consiste à dire que les politiques sont en effet les premiers responsables de la chose politique. Encore une fois, l’irruption de l’armée dans l’arène politique s’explique foncièrement par l’échec de notre classe politique.

De ces décennies d’échec de leadership et de vision, il y a d’abord eu l’échec du PDG à préparer la relève politique. Le parti-Etat a en effet contribué, et dans les circonstances qui prévalaient à l’époque, à repousser l’opposition politique véritable. 

Il y a ensuite les errements du deuxième pouvoir civil, celui du RPG arc-en-ciel. Par sa gestion catastrophique des phénomènes politiques et son ambition de s’éterniser au pouvoir, Alpha Condé, alors qu’il aurait fallu éviter les mêmes erreurs que Sékou Touré, a fait bien pire. Il a contribué par ses politiques électoralistes et cette ambition première de conserver le pouvoir à accentuer la bipolarisation de la société guinéenne. De sorte que, si l’on peut avoir des réserves objectives quant à la durée du Président Sékou Touré au pouvoir, il en est moins pour Alpha Condé. Les enjeux et les contextes n’étant pas les mêmes, le président Condé, fort de son unique expérience de quarante ans d’opposition,  était censé régler le principal problème de notre classe politique une fois aux affaires: la personnalisation de la chose publique et le désir d’éternisation au pouvoir. 

Mais peut-on préférer malgré tout « une démocratie imparfaite à un régime militaire » ? Ce choix est-il utile pour décrire nos phénomènes politiques ? En vérité, ce qui importe vraiment, c’est de pouvoir expliquer les raisons de notre déchéance collective et les moyens de pouvoir relever les défis qui sont les nôtres. Qu’on veuille aimer ou détester un régime militaire, soit. Mais le fait est que nous y sommes revenus par cette transition. L’important n’est donc pas cette préférence déjà évoquée, mais comment sortir de cette transition, comment faire en sorte que cette autre transition en cours ne soit pas un autre rendez-vous manqué. Comme le dit le dicton, « deux précautions valent mieux qu’une ». 

Et même s’il est vrai que le délai d’une transition importe beaucoup, je reste convaincu que le plus important, du moins dans le contexte guinéen est l’apport de la transition, c’est-à-dire ce qu’elle a à accomplir réellement pour poser les vraies questions et d’y répondre comme cela doit. Il y a ainsi des transitions politiques courtes, voire très courtes, comme il y a des transitions politiques très longues. Le plus important, c’est le bilan final. En la matière, chaque pays y va de ses propriétés, tout en précisant que seule l’implication franche de tous les acteurs peut permettre un véritable retour à un ordre constitutionnel stable. C’est pourquoi les questions politiques devraient être la priorité des priorités. 

Mais si notre transition a du mal à convaincre jusque-là, au-delà bien sûr de ses balbutiements, c’est en raison surtout du fait que nombreux de ceux qui sont dans la critique le font à cause de leurs partis pris ou de leur militantisme politique exacerbé par une stérile philosophie du « ceci ou rien ». Et puisque le militantisme politique en Guinée n’est pas si loin d’un sectarisme opérant le plus souvent par la politisation ou la privatisation de l’ethnie, il va de soi qu’ils soient tout aussi nombreux ceux qui sont tout simplement dans le nombrilisme, dans les considérations et récupérations ethniques. Ce qui est surtout décevant, c’est quand ces mêmes personnes voudraient nous convaincre de leur conscience nationale tandis que, mus par une négativité et un manque de patriotisme extrêmes, leur souhait a toujours été de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Au moment où les questions de principe sont fumeuses, ce qui est bien plus triste, c’est de se rendre compte finalement que le simplisme et les jugements de valeur sont devenus la norme générale. On ignore malheureusement notre histoire politique, et très souvent les seuls rapports qu’on a avec la politique ne se conçoivent qu’en termes de militantisme, POUR ou CONTRE. Le débat intelligent est en train de fuir, en même temps que disparaissent les nuances et la prise de hauteur. 

L’ignorance étant devenue le plus grand mal de notre société, il s’ensuit l’inversion des valeurs qui en est la conséquence immédiate du fait même que les ignorants sont investis en savants. Cette inversion des valeurs est exacerbée par la prostitution de notre élite intellectuelle qui a du mal à s’affirmer et qui, lorsqu’elle le fait, ne peut s’empêcher de jouer à l’autruche. Et la nature ayant horreur du vide, c’est une horde d’ignares et de mal polis qui ont pris d’assaut l’opinion publique en lieu et place d’hommes et femmes de valeur, consciencieux et suffisamment républicains.

C’est pourquoi il faudra se ressaisir, prendre le temps de réfléchir non seulement sur la transition mais surtout l’après-transition. Sur ce chemin, le premier acte salutaire serait de raviver le dialogue politique. Et pour que cela réussisse, il faut que tous les acteurs politiques se sentent concernés.