La montée de la violence dans notre pays depuis l’avènement de la « démocratie » au début des années 90 est une évidence à tous les égards. Aux formes multiples et aux degrés variés, cette violence est observable à tous les niveaux de la société guinéenne. Réalisée avec des moyens et instruments divers, selon les acteurs et les victimes, la violence se nourrit et grandit à toutes les sphères de la société. Toutefois, celle qui est la plus vue et qui pousse davantage à questionnement, du moins à ce jour, est la violence exercée par l’État sur les gouvernés.

Cela s’explique par plusieurs raisons. Il y a d’abord le fait que ce type de violence est exercé par des personnes dépositaires de l’autorité publique – les policiers dans la plupart des cas – sur des populations civiles. Vient ensuite que l’État n’a pas pour vocation première de commettre la violence, mais plutôt de l’empêcher, de la canaliser et d’assurer ainsi la sécurité des gouvernés, en tout cas dans des États qui se veulent démocratiques. Enfin, cette forme de violence est la plus facilement médiatisable car elle s’opère dans l’espace public.

Pourtant, l’usage de la violence par les forces publiques (policiers) dans le cadre du maintien de l’ordre devrait, en principe, être une exception. Mais parce que le niveau qu’atteint cette pratique dans notre société laisse plutôt croire qu’elle est devenue la règle, c’est plutôt l’action des forces publiques se réalisant sans violence qui est désormais perçue comme une exception.

Nombre de travaux scientifiques traitant de l’usage de la violence physique par l’État l’expliquent comme étant une forme légitime et nécessaire, contrairement aux autres formes de violence. C’est ainsi que Max Weber soulignait que l’État a le monopole de l’usage de la force dans la poursuite de ses missions régaliennes. Cela dit, il convient de souligner qu’une telle légitimation de la violence exercée par l’État délimite néanmoins celle-ci par d’autres éléments : la nécessité et l’obligation. C’est-à-dire que les agents de maintien d’ordre ne devraient faire usage de la force que dans des situations où ils n’ont d’autre choix que d’employer celle-ci pour soit empêcher l’atteinte à l’ordre public, soit le rétablir en période de troubles.

Or l’analyse de la violence policière, du moins telle qu’elle est traitée et commentée dans les différents discours (politiques, médiatiques, etc.), laisse entrevoir un dysfonctionnement du système étatique d’encadrement des mouvements sociaux. Ce qui est sans doute un point incontournable dans le traitement de ce sujet. Toutefois, limiter l’analyse de cette question sociopolitique à ce seul élément consisterait, ce me semble, à traiter la question avec beaucoup de trop de légèreté. Autrement dit, procéder de la sorte reviendrait à n’aborder le sujet que sous le prisme de ses seules exceptions. Pour éviter donc cette grille d’analyse beaucoup trop simpliste et arrogamment superficielle, il serait, me semble-t-il, plus pertinent de traiter la violence policière en y associant d’autres interrogations plus évocatrices et en touchant d’autres aspects qui, jusque-là, étaient laissés de côté parce que supposés être sans intérêt.

L’État étant la plus haute reproduction sociale des gouvernés, la violence exercée par des agents étatiques peut-elle être réduite à leur seul statut d’agent public ? Autrement dit, un acte de violence provoqué par un agent de l’État à l’encontre des gouvernés résulte-t-il exclusivement du phénomène politico-politique ou reproduit-il un acte relevant d’une culture sociale ? Ou encore : une telle action peut-elle être considérée comme isolée ou doit-elle être vue comme la reproduction d’une manière d’agir intériorisée depuis le système social de son auteur, et qui serait donc le fruit d’un long travail de socialisation ? L’arrivisme des gouvernants dans leur détermination à utiliser tous les moyens à leur disposition pour conserver leur portion de pouvoir, quitte à commettre des crimes, n’est-il pas la conséquence d’une culture de violence intériorisée depuis le début de leur éducation sociale ?

La culture de la non-violence, comme d’ailleurs toutes les autres formes de culture, s’acquiert par une éducation, un apprentissage dans le temps long. La formule très connue soutenant que L’homme est un loup pour un autre homme n’est pas oiseuse dans l’analyse des violences sociopolitiques des sociétés contemporaines. De fait, elle a encore tout son sens aujourd’hui. C’est ainsi que l’éducation à la non-violence reste nécessaire et fondamentale pour faire face aux dynamiques de violence existantes. Car, comme le soulignent les théories fonctionnalistes de l’analyse des conflits, l’observation du degré de violence au sein d’un groupe social se fait à la fois sur la capacité de ses membres à commettre la violence mais aussi à l’accepter. Et plus le degré de commission-acceptation de cette pratique est importante, plus les membres du groupe social en question seront à même d’être violents. Ce qui serait donc la résultante d’un dysfonctionnement du système social. Pour réduire ce dysfonctionnement, parce que parler de sa totale élimination reste encore plus subjectif que cela ne puisse paraître, il faut faire de l’éducation à la non-violence un élément fondamental.

Au fond, la violence s’apprend, comme d’ailleurs s’apprennent la non-violence et toutes les autres pratiques sociales. Cet apprentissage se fait quelquefois de manière consciente : agir en conformité avec les règles du vivre ensemble établies ; et d’autres fois de manière inconsciente : apprentissage et reproduction des modes d’action communs aux membres du groupe social auquel on appartient, sans savoir comment on les a appris et pourquoi on les reproduit. C’est ainsi que Bourdieu, dans son analyse de la domination, soulignait le fait que celle-ci soit, dans certains cas, méconnue à la fois par ceux qui l’exercent et ceux qui la subissent, car elle apparaît pour eux la norme à laquelle il faut se conformer.

Appliqué au cas guinéen, et on en vient là à un aspect essentiel de la présente analyse, saute aux yeux l’urgence d’interroger les politiques de pacification des mœurs dans la société guinéenne. Et la (vraie) question à se poser s’impose d’emblée : une dynamique de pacification des pratiques sociales existe-t-elle réellement dans les politiques d’éducation nationale prônées par notre État ? Si oui, quelle part joue-t-elle, en effet, dans la construction d’une société sans violence ? Et si non, comment voudrions-nous donc que les violences cessent, s’il n’existe point – ou du moins pas encore – de dynamique de pacification ? Et quelle pourrait donc être la part de la justice (justice judiciaire et justice sociale) dans cette culture de la violence « construite » ?

Dans son célèbre ouvrage Surveiller et punir, Michel Foucault traite des différentes évolutions des formes de violence et leur punition dans la société française. Il souligne le passage, de manière assez progressive, du contrôle physique des individus (prison) à un contrôle social des êtres (la disciplinarisation des corps préparant à des modes d’agissement communs/partagés). Cette dynamique de contrôle du corps social semble être une part essentielle dans la pacification des mœurs et, ce faisant, dans la diminution du niveau de violence. 

La pacification des mœurs est donc un instrument fondamental dans la construction d’une société aux pratiques de violence décroissantes. Et qui dit pacification, dit nécessairement éducation à la non-violence. Celle-ci, il faut le souligner, revêt plusieurs aspects et se situe à plusieurs niveaux.

D’abord au niveau du système éducatif national : mettre au centre des politiques publiques d’éducation l’enseignement de la non-violence dès les premières heures de l’éducation scolaire. L’État a vocation à discipliner par le fait d’apprendre aux citoyens de se conformer à l’ordre social légitimement construit. Ensuite, il faut y ajouter les processus d’incrimination des actes violents avec un réel fonctionnement de la justice. D’où l’intérêt de souligner la part de la justice dans la dynamique d’éducation à la non-violence.

Une justice judiciaire défaillante couplée avec une justice sociale balbutiante, n’est pas gage de l’instauration d’une culture de la non-violence. La justice puise sa légitimité dans le crédit que lui accorde ses sujets. Et cette légitimité ne peut se construire que sur la base des capacités de cette institution à paraître indépendante et à répondre efficacement aux attentes des justiciables. La justice (judiciaire et sociale) a donc besoin de se montrer indépendante et efficace pour être crédible aux yeux des citoyens. 

Réparer les torts que subissent les justiciables est et reste la vocation et l’essence même de la justice. Il va s’en dire qu’un système judiciaire qui ne réussit pas cette mission ne sera pas à même de contribuer à la construction de la culture de la non-violence. Car un citoyen qui se sent lésé dans ses droits nourrira toujours le sentiment de la revanche, ce qui sera un frein à son intériorisation du sentiment de non-violence.