Simandou. Ce mot, pourtant anodin, est aujourd’hui synonyme d’espoir et de discorde. Aux confins du sud-est guinéen, repose l’un des plus grands gisements de minerai de fer au monde, d’une teneur en fer qui ferait pâlir l’Australie et le Brésil. 

Avec ses 8 milliards de tonnes de minerai de fer à haute teneur (65%), le massif de Simandou pourrait à lui seul propulser la Guinée dans le cercle fermé des grandes puissances minières mondiales. 

Ce projet minier repose sur quatre composantes interdépendantes : l’exploitation de la mine, la construction d’infrastructures ferroviaires et portuaires pour acheminer le minerai, et une ambition initiale et audacieuse mais abandonnée : la création d’une aciérie. Ces promesses industrielles et techniques s’inscrivent dans le cadre du programme de développement Simandou 2040.” Ce programme reposerait sur cinq piliers stratégiques et viserait à accélérer le développement durable de la Guinée.

C’est ce que l’on nous dit à longueur de journées ; c’est ce que l’on veut tous croire. Mais les promesses sont parfois comme ces mirages qui dansent à l’horizon : fascinants, mais insaisissables.

Simandou, c’est aussi et surtout une affaire d’envergure géopolitique. Une compétition silencieuse où des puissances étrangères, sous couvert de coopération, se disputent une place à notre table nationale. La Chine, par l’intermédiaire de Baowu Steel Group et son consortium Winning Consortium Simandou (WCS), qui exploitera les blocs 1 et 2 (Simandou Nord), cherche à réduire sa dépendance stratégique au fer australien. De l’autre côté, l’Occident, représenté par Rio Tinto, qui contrôle les blocs 3 et 4 (Simandou Sud), s’efforce de maintenir son emprise sur le marché mondial du minerai de fer. 

Et la Guinée dans tout ça ? Elle semble hésiter entre deux rôles : maîtresse de son destin ou simple figurante dans un spectacle où tout est déjà écrit. 

Derrière les promesses séduisantes se cache une réalité bien plus nuancée. Et sous ses airs d’épopée industrielle, ce projet dissimule un pacte complexe dont les clauses non écrites résonnent plus fort que les déclarations officielles et proclamations triomphantes. Projet emblématique d’un pays souvent ballotté entre ambition et résignation, richesse et prédation, désillusion et espoir. 

Mais de quel métal est donc forgé cet espoir ? Ce texte ne s’embarrassera pas de politesses. C’est une autopsie, pas une célébration. Il ne s’agit pas de clamer l’évidence ou d’enjoliver les faits, il ne s’agit pas non plus de critiquer pour le plaisir de la provocation mais de creuser, analyser les angles morts d’un deal complexe. Décortiquer les chiffres. Examiner les infrastructures prévues. Questionner les mécanismes. Car si Simandou représente une opportunité, il incarne aussi un test de maturité économique et politique pour la Guinée.

La réalité derrière le progrès 

Quand on évoque Simandou, les chiffres avancés sont impressionnants, un revenu espéré de 15 milliards de dollars étalé sur 25 ans uniquement sur Simandou Nord, une production de 100 millions de tonnes/an attendus, 45 000 emplois seront créés pendant la phase de construction, et une infrastructure nationale qui transformerait la Guinée. Mais un examen plus approfondi révèle que ces promesses sont souvent édulcorées, car si ce projet était un livre, ses pages les plus importantes seraient écrites à l’encre invisible.

  • Le deal du siècle, mais à quel prix !

Les accords signés avec le consortium WCS et Rio Tinto sont enveloppés d’un mystère soigneusement entretenu. Pourtant, quelques bribes filtrent, et elles suffisent à esquisser un tableau troublant. Il prévoit une redevance de 3 % à 5 % sur la valeur brute du minerai exporté. Cela signifie que, pour chaque tonne vendue à 125 dollars sur le marché international, la Guinée toucherait entre 3,75 et 6,25 dollars. 

Pire, les exonérations fiscales accordées pour attirer les investisseurs réduisent drastiquement les recettes de l’État dans les premières années d’exploitation. Dans un rapport interne (non publié mais consulté par des experts locaux), il est estimé que la Guinée ne verrait qu’une fraction des revenus attendus avant au moins une décennie. La manne financière, si elle existe, arrivera trop tard pour pallier les besoins actuels en infrastructures, en éducation ou en services de santé.

À titre de comparaison, le Botswana a imposé une participation d’État de 51% dans ses mines de diamants, avec une taxe sur les bénéfices des sociétés allant jusqu’à 15%, en plus d’une redevance d’environ 10% sur la valeur des ressources extraites.

  • Les promesses d’embauche 

En ce qui concerne la promesse des 45 000 emplois, elle se heurte à une réalité bien moins séduisante ne tenant pas compte de la réalité des mines modernes. La phase de construction, certes massive, est temporaire. Dès que l’exploitation débute, la majeure partie des postes disparaît, remplacée par des machines et des techniciens étrangers. Pour preuve, sur des projets similaires en Afrique de l’Ouest, moins de 15 % des employés sont issus des communautés locales, faute de formation et d’infrastructures adaptées.

L’exemple du projet de Zogota, dont l’Etat guinéen avait concessionné l’exploitation au consortium Vale-BSG Resources, est très éloquent à cet égard. Qui se rappelle encore aujourd’hui toutes les sirènes de “développement local inclusif” et les promesses de changement radical qui ont jadis accompagné la communication gouvernementale autour de cet autre projet minier ? Lorsqu’on veut sérieusement parler de projets miniers en Guinée, il faut toujours, impérativement se souvenir de Zogota, ce village voisin de Simandou où des dizaines de familles furent déplacées. Et où, une fois la phase d’exploitation entamée, la marginalisation systématique des locaux a conduit à des revendications de droits, lesquelles ont débouché sur un massacre par les forces de sécurité guinéennes dans la nuit du 03 au 04 août 2012. Les promesses d’emplois et de développement local aujourd’hui évaporées, Zogota n’est plus qu’un symbole de la brutalité des projets miniers : promesses grandiloquentes et lendemains désenchantés.

Pour éviter le même sort de désillusion et de désenchantement à Simandou, il faudra défier les lois de l’extractivisme. Et les miracles, hélas, sont aussi rares que les volontés politiques capables de briser ce cycle. Dans un système où la dépendance aux minerais fragilise les régimes, nourrit des intérêts particuliers et érode la souveraineté de l’État, l’art de gouverner devient un exercice d’illusion. Regardez le Congo : assis sur des montagnes de cobalt et de coltan, indispensables au monde moderne, mais cloué au sol par une pauvreté abjecte. Là-bas, l’extraction profite à une poignée, tandis que la majorité ploie sous le poids de promesses creuses et d’un avenir confisqué.

  • Les infrastructures : une façade séduisante

Le chemin de fer de 670 km, fièrement baptisé « le Corridor » (Beyla-Moribaya et Kérouané-Moribaya), et le port en eau profonde, situé à 18 km des côtes de Forécariah, sont souvent érigés en symboles triomphants de ce projet. Mais là encore, les apparences peuvent être trompeuses. 

Ces infrastructures, financées par les consortiums concernés pour une valeur de 15 milliards de dollars, ne sont pas conçues pour répondre aux besoins de la Guinée. Leur objectif principal est d’acheminer le minerai depuis les montagnes jusqu’aux bateaux, rien de plus sinon qu’un corridor à sens unique, sans impact réel sur l’économie intérieure. Le tracé ferroviaire, longeant la frontière, contourne délibérément les grandes villes et les axes vitaux du pays. L’idée d’un train à usage multiple est une illusion : aucun village, aucune région agricole, aucun centre urbain majeur ne bénéficiera réellement de cette infrastructure. Il n’y a personne qui voudra s’embarquer dans un train, pour aller être débarqué à près de 100 kilomètres d’une grande ville. Il s’agit d’une infrastructure privée, déguisée en projet public.

  • Une souveraineté hypothéquée

Ce qui glace dans ce projet, ce n’est pas seulement l’ampleur des promesses, mais l’effrayante fragilité du contrôle national. Une participation “gratuite” bien que “non diluable” de 15 % dans les infrastructures ferroviaires et portuaires – voilà tout ce que la Guinée s’est offert dans ce banquet minier. Gratuit, certes. Mais à quel prix ? Ce rôle d’actionnaire silencieux confère aux consortiums les pleins pouvoirs : ils dictent le calendrier, fixent les coûts et choisissent les normes environnementales.

L’histoire nous l’a déjà crié : céder le contrôle, c’est signer l’abdication de son pouvoir. L’affaire BSG Resources en est l’illustration. Des droits miniers octroyés dans l’ombre, des allégations de corruption, des batailles juridiques qui auraient pu ruiner le pays, mais une leçon à retenir : les contrats mal négociés ne profitent jamais aux nations hôtes.

  • Un modèle extractiviste qui nous piège

Le projet s’inscrit dans un modèle économique – l’extractivisme – que la Guinée connaît bien, trop bien. Ce modèle repose sur une logique simple mais ravageuse : extraire les ressources pour les exporter, sans transformation locale. Et cette fois encore, malgré les ambitions initiales, le scénario se répète. L’aciérie promise, prévue dans la convention de base et censée transformer localement une partie du minerai, a été abandonnée. À la place, des barges – des plateformes de chargement et de déchargement – assureront l’exportation directe du fer brut depuis le pied du massif.

Pourquoi ce modèle extractiviste est-il si problématique ? Prenons un exemple concret : le minerai de fer brut de Simandou est vendu ajourd’hui autour de 125 dollars la tonne. Transformée en acier, cette même tonne atteint une valeur comprise entre 800 et 1 200 dollars – près de 10 fois plus. Mais cette valeur ajoutée, essentielle pour construire une économie robuste, ne sera pas capturée en Guinée. Elle sera exploitée ailleurs, dans les usines chinoises ou européennes. La Guinée, une fois encore, restera le champ et jamais le moulin. La vision ici, si vision il y a, est de faire en sorte que la Guinée reste éternellement à sa place, c’est-à-dire ce pays pourvoyeur de matières premières bon marché.

Pour masquer cet abandon de la transformation locale, on agite le spectre de la « Loi Contenu Local », présentée comme un levier pour maximiser les retombées économiques et promouvoir le développement. Mais que contient réellement cette loi ? Quels mécanismes garantit-elle ? Pour l’instant, elle ressemble davantage à une coquille vide, un slogan déguisé en solution.

Et pourquoi la transformation locale est-elle absente ? Les défenseurs du projet avancent deux arguments : le coût des aciéries et l’insuffisance du réseau électrique national. Pourtant, ces défis, bien réels, ne sont pas insurmontables. Le Botswana, par exemple, a investi dans des zones industrielles pour imposer la transformation locale. Pourquoi la Guinée n’en ferait-elle pas autant ?

Pourquoi la Guinée accepte un deal aussi peu profitable ?

Cette dynamique, on le voit, est le résultat d’une série d’interdépendances – allant des pressions internationales aux faiblesses institutionnelles locales, exacerbées par un contexte politique spécifique de transition politique et une opacité systémique.

Les autorités actuelles, arrivées au pouvoir par un coup d’État, cherchent à démontrer leur efficacité et à légitimer leur régime aux yeux de la population et des acteurs internationaux. Dans ce contexte, des projets comme Simandou deviennent des vitrines incontournables pour afficher des avancées économiques spectaculaires. Cependant, cette précipitation peut mener à des concessions majeures et éclipser la réflexion stratégique nécessaire pour maximiser les retombées économiques à long terme. Un exemple frappant est la signature rapide, en 2022, d’un accord-cadre de 15 milliards de dollars pour Simandou, à peine deux semaines après une suspension initiale du projet. Une telle précipitation suscite des interrogations sur l’équilibre des termes négociés.

Cette précipitation est aggravée davantage par un autre facteur clé : le rôle ambigu des cabinets internationaux. La Guinée s’est en effet appuyée sur des cabinets internationaux, tels que KPMG, Rothschild ou Southbridge, pour structurer ce projet. Bien que mandatées par le gouvernement guinéen, ces entités n’ont rien à gagner directement à prioriser les intérêts du pays. Leur rôle est avant tout de structurer les accords pour qu’ils soient attractifs aux yeux des investisseurs et surtout rentables pour leurs actionnaires. 

A cela s’ajoutent les pressions extérieures écrasantes des multinationales, véritables poids lourds économiques, incitant le pays à accepter des conditions favorables aux investisseurs sous la menace de désintérêt. Ces pressions s’appuient sur le déséquilibre structurel dans les négociations, où la Guinée, dépourvue d’institutions solides et d’un cadre réglementaire affirmé, se retrouve en position de faiblesse.

Quelles alternatives pour la Guinée ?

Simandou, malgré les doutes et les critiques fondées qu’il suscite, demeure une opportunité sans précédent pour la Guinée. Mais une opportunité, si elle n’est pas saisie avec clairvoyance, reste une simple promesse. Pour que ce projet devienne un moteur de transformation économique et sociale, il est essentiel de refonder les bases du projet. Ce défi n’est pas hors de portée : il repose sur des exemples probants, des réformes ancrées dans le réalisme et une vision ambitieuse, mais nécessairement courageuse. 

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de prétendre détenir une solution universelle, mais plutôt d’esquisser des pistes qui, par leur pragmatisme, permettent d’éviter des chemins qui s’avèrent stériles et dangereux. L’enjeu n’est pas seulement d’agir, mais de poser les jalons d’une vision durable, capable de tirer la Guinée hors des cycles répétitifs de la malédiction des ressources. Les solutions ne résident pas dans des ajustements isolés, mais dans une refonte cohérente, une nouvelle approche articulée autour de quatre axes majeurs :

  1. Renégocier les contrats : réaligner les intérêts sur ceux de la Guinée

La première étape vers une souveraineté économique est de rééquilibrer les termes des accords existants. Actuellement, la Guinée perçoit entre 3 % et 5 % de royalties sur la valeur brute du minerai exporté, une somme dérisoire au regard des prix mondiaux. Je propose :

  • Redevances progressives : Mettre en place un modèle ajustable, atteignant 25 % lorsque le prix dépasse un certain seuil, 150 dollars/tonne par exemple.
  • Participation accrue : Négocier une part de 40 % ou plus dans les consortiums pour accéder directement aux bénéfices nets, même si cela nécessite de débourser du cash.
  • Transformation locale : Insérer une clause exigeant que 30 % à 50 % du minerai extrait soit transformé en Guinée, pour capturer la valeur ajoutée.
  1. Créer un fonds souverain 

Un fonds souverain pourrait être le socle d’une gestion responsable des revenus miniers. À l’instar de la Norvège, qui gère aujourd’hui plus de 1 400 milliards de dollars grâce à son fonds pétrolier ou le Botswana (Pula Fund), la Guinée pourrait utiliser les bénéfices de Simandou pour financer des projets stratégiques et anticiper les besoins des générations futures. 

  • Investissements dans l’éducation : Avec un taux de scolarisation encore limité à 40 %, les revenus de Simandou pourraient financer des écoles, des formations techniques et des bourses d’études.
  • Amélioration de la santé : En renforçant l’accès aux soins dans les zones rurales, souvent oubliées par les programmes de développement.
  • Diversification énergétique : En investissant dans des infrastructures hydroélectriques, le pays pourrait alimenter à la fois ses industries et ses ménages, tout en réduisant sa dépendance aux importations énergétiques.

Sans cette discipline financière, les ressources de Simandou risquent de se dissiper dans des circuits opaques et de n’être qu’un feu de paille, éclairant brièvement avant de plonger le pays dans une obscurité familière.

  1. Impliquer les communautés locales : Créer un modèle inclusif

Les populations locales sont souvent les premières victimes des grands projets miniers, mais aussi les dernières à en bénéficier. La Guinée pourrait mettre en place des mécanismes concrets pour garantir des retombées directes pour les communautés affectées :

  • Fonds de développement communautaire : Allouer 1 % des revenus annuels du projet à des initiatives locales, comme la construction d’écoles, d’hôpitaux et de routes.
  • Participation active : Inclure les populations dans les processus de décision grâce à des consultations régulières et transparentes.
  • Formation professionnelle : Investir dans des programmes qui permettraient aux populations locales de participer activement aux activités minières et industrielles, au-delà des emplois temporaires et non qualifiés.
  1. Développer une vision industrielle

L’extraction brute est une impasse. Sans une stratégie industrielle solide, la Guinée continuera d’exporter sa richesse et d’importer sa dépendance.

Pour changer cela, le gouvernement guinéen pourrait :

  • Créer une zone économique spéciale : Transformer Simandou en un hub industriel dédié à la sidérurgie et à la métallurgie, avec des incitations fiscales pour les investisseurs qui s’engagent dans la transformation locale.
  • Renforcer l’autonomie énergétique : Exploiter le potentiel hydroélectrique de la Guinée pour alimenter les futures aciéries.

Simandou, au fond, n’est pas une question de fer. C’est une question de feu. Ce feu intérieur qui doit animer une nation à se lever, à s’affirmer, à écrire son propre destin. C’est un miroir tendu à la Guinée. Nous pouvons choisir de laisser ce feu s’éteindre sous les vents de l’opportunisme ou de le maîtriser pour illuminer notre avenir.

Le fer repose dans les montagnes. Mais le courage, lui, réside dans les décisions. Et tout se joue ici. Car ce n’est pas Simandou qui transformera la Guinée ; c’est la Guinée qui doit transformer Simandou – ou s’effacer sous son poids. Nous ne parlons pas ici de minerais ou de contrats, mais de courage. Car pour rompre un pacte faustien il faut de l’audace, une vision à long terme et une volonté inébranlable de placer l’intérêt national au-dessus de tout. Si nous échouons à tirer profit de Simandou, ce ne sera pas la faute des autres. Ce sera la nôtre. 

Ce n’est donc pas le fer que nous devons extraire ici. C’est notre souveraineté, enfouie depuis trop longtemps sous notre apparente incapacité collective à penser stratégiquement et à nous projeter dans la longue durée. Si nous n’y prenons garde, Simandou sera le dernier soupir d’un pays qui n’aura jamais su exploiter ses propres forces. Et la postérité nous jugera, non pas sur nos discours, mais sur la manière dont nous aurons forgé cette opportunité de fer en un avenir d’acier.