Cela pourrait ressembler au titre d’un roman policier dont l’intrigue tournerait autour de l’ultime manuscrit d’un grand écrivain qui, forcé à l’exil une grande partie de son existence et rattrapé quelque part par une conscience qui lui susurre à l’oreille qu’il aurait dû faire mieux, fait le pari de s’installer dans son pays d’origine. Devenu vieux et ayant déjà atteint le sommet de son art avec à la clé de nombreux prestigieux prix littéraires, ce grand écrivain décide de revenir vers son enfance, royaume-genèse de toutes les ambitions où, plus tard, viendront s’empiler nos désillusions d’adultes dépassés par les cruelles réalités de la vie.

Il a pris son temps. Il ne s’est pas précipité. Il a attendu d’avoir la pleine mesure de toute la distance spatiale et temporelle qui le sépare de cet épisode de sa vie, même s’il n’est pas exclu qu’il ait essayé de se pencher, bien des années plus tôt, sur la question de ses souvenirs, des souvenirs du petit enfant qu’il fut naguère. Il a su apprivoiser ce désir de figer, à travers sa plume, ces premières impressions qui ont soufflé sur le brasier de son imaginaire, et lui ont montré la voie de sa vocation d’écrivain. 

Et puis le temps a passé.

Les romans se sont succédé.

La gloire et le succès aussi. 

Le grand écrivain, se sentant finalement prêt, se lance alors dans la rédaction du manuscrit qu’il intitule « Enfance 4 (enregistré) », fichier sauvegardé uniquement sur le disque dur de l’ordinateur portable qu’il utilise à cet effet.

Une, deux puis trois années passent. Trois années de labeur passées dans la solitude et le silence que requiert l’écriture, pour qu’un jour, à son réveil, il constate avec hébétude et amertume le vol de cet ordinateur. D’emblée, l’on pourrait avancer qu’il n’y croit pas, à ce vol. Qu’il refuse d’admettre la terrible épreuve qui s’abat sur lui et lui seul. Et à raison. Car les terribles nouvelles ont ceci d’incroyable qu’elles terrassent nos molles certitudes, et nous rappellent que nos abris, quels qu’ils soient, sont éphémères et insignifiants. 

Après avoir recouvré raison, désemparé, le grand écrivain a la bonne idée de lancer un appel à tous ses compatriotes afin de l’aider à retrouver non pas l’ordinateur portable – il s’en fout –, mais le manuscrit. Bien sûr, seul compte le manuscrit : ce qu’il représente n’a pas de prix. Une récompense financière est promise à quiconque aiderait à le retrouver. Une vidéo de moins de deux minutes est également enregistrée, puis relayée un peu partout sur Internet. Le grand écrivain y dit se trouver dans un « état extrêmement dépressif », et affirme que « ce manuscrit est un élément vital de mon existence, de mon travail d’écrivain. »   

Nous, lecteurs et lectrices de ce roman policier, naïvement peut-être, compatissons dès lors à son malheur. Nous tournons donc vite, très vite les pages, avec, chevillée à notre âme commisérative, une envie brûlante qu’à la fin, le manuscrit lui soit rendu. Qu’il retrouve ce à quoi il a consacré trois années de son existence. 

Nonobstant cette compassion qui sourd en nous, il nous est difficile de nous passer d’une question qui pourrait mettre à mal l’intrigue, toute l’intrigue de ce roman policier qui laboure dans nos cœurs un champ d’empathie : au XXIème siècle, en 2024, où les technologies se disputent tous les terrains, pourquoi le grand écrivain n’a-t-il pas pris des mesures nécessaires (comme celle d’enregistrer le manuscrit dans le drive d’un compte Microsoft par exemple) au cas où son ordinateur viendrait à tomber en panne, ou à être volé ? Tout de suite, l’on pourrait penser que celui ou celle qui aurait pensé ce roman policier a laissé un périmètre d’invraisemblable beaucoup trop important pour qu’on le prenne au sérieux. Et c’est là que, toujours dans notre quête d’hypothèses plausibles, nous nous rappelons que le grand écrivain dont il est question est un vieux qui ne s’y connaîtrait pas avec les nouvelles technologies ; qui travaillerait toujours selon les bonnes désuètes méthodes. Cela nous rassure, et nous poursuivons notre lecture en priant : pourvu qu’à la fin, le grand écrivain retrouve, tout heureux, son manuscrit…

Malheureusement, il ne s’agit en rien, ici, d’un roman policier qui raconterait les péripéties d’un manuscrit dérobé à son auteur, en l’occurrence un grand écrivain jadis poussé à l’exil. Il s’agit de Tierno Monénembo dont je saisis, quelque peu, la profondeur du désarroi qui l’habite en ce moment.

Des semaines se sont écoulées depuis son déchirant appel dans cette vidéo qui a dû émouvoir beaucoup de personnes. Toujours rien. Du moins, publiquement, nous n’en savons rien, et tout porte à croire qu’il n’a toujours pas retrouvé ce manuscrit qui lui est si cher. 

Je me l’imagine, lui, Tierno Monénembo, rentré s’installer dans son pays natal en dépit de tous les avantages socioéconomiques qui étaient siens, là-bas, en France, loin des rumeurs et de tout ce qui aurait pu freiner son élan littéraire, je me l’imagine se réveiller tous les matins avec l’espoir que son téléphone sonne, qu’il décroche et qu’au bout du fil, on lui annonce la bonne nouvelle : son manuscrit est enfin prêt à lui être rendu. Tous les matins, cet espoir, nécessairement, l’accompagne jusque tard dans la nuit, quand il se couche pour dormir. Mais espérer sans voir le bout du tunnel avec les jours qui s’enchaînent, monotones et atones, est une chose qui fatigue, qui dérange et qui torture davantage qu’elle n’apaise, ainsi que l’écrit quelque part Eric-Emmanuel Schmitt dans son  Soleil sombre.

Je ne saurais prétendre connaître la douleur qui tutoie ses longues journées insipides. Non. Il faudrait pour cela que je sois Tierno Monénembo ; que j’aie vécu toutes ces trois années de création et d’écriture. En revanche, étant moi-même écrivain ayant des manuscrits qui dorment dans son placard, je sais quelle tristesse abyssale m’habiterait si je venais à définitivement perdre l’un d’entre eux. Je reverrais toutes les séances d’écriture passées à penser, à réfléchir, à écrire, à effacer, à ajouter, à diminuer, à ajuster et à réajuster tel ou tel passage du manuscrit. Reprendre ne m’effrayerait pas : écrire est mon travail. Mais, je penserais à l’impossibilité, sans doute, de repartir sur le même ton, sur la même musicalité, sur le même rythme. J’aurais peur de ne jamais retrouver ces éclairs d’inspiration qui surviennent au cours de l’écriture, et qui sont souvent enclins à changer, non pas le sens de ce que j’écris, mais la direction, et qui donnent toute son élégance et tout son caractère jubilatoire à mon métier. Oui, reprendre ne me ferait pas peur, mais la presque certitude de ne pas obtenir les mêmes résultats à l’arrivée me terrifierait. Il m’apparaît que c’est là toute la source de la tristesse et de l’angoisse qui m’habiteraient dès lors que la perte d’un de mes manuscrits serait avérée. La création se veut une activité qui produit, à chaque fois qu’elle parvient à terme, des œuvres uniques et singulières : a-t-on jamais rencontré deux personnes, fussent-elles liées par des liens de gémellité, avec les mêmes empreintes digitales ? 

Je me permets, ici, de demander à tout le monde de se donner les mains, afin de retrouver d’abord l’ordinateur, puis le manuscrit « Enfance 4 (enregistré) » de Tierno Monénembo. Tout l’or du monde ne saurait égaler la joie et le bonheur qui envahiront son cœur, si nous réussissons dans cette entreprise. J’en profite aussi pour interpeller toutes les personnes proches de l’auteur du Renaudot Le Roi de Kahel, afin de se mobiliser pour lui montrer comment fonctionne la sauvegarde automatique d’un fichier. Cela l’aidera à coup sûr à rapidement retrouver ses futurs documents, au cas où l’appareil servant à la rédaction tomberait en panne, ou, comme ici, serait volé. À l’ère où des auteurs confirmés avouent se faire aider par l’IA dans la rédaction de leurs œuvres, savoir sauvegarder ce que l’on écrit soi-même avec une simple connexion Internet me semble être le minimum que tout le monde devrait intégrer. 

Au pire des cas, c’est-à-dire le scénario où ce manuscrit demeurerait introuvé, je souhaite à Tierno Monénembo de réussir à faire le deuil de cette perte ô combien immense. Mais je préfère espérer dans l’espoir qui l’accompagne tous les jours, du lever au coucher du soleil, qui est celui qu’il finira par le retrouver. L’espérance consiste à dépasser le désespoir.