À la une, Opinions, Politique • 24 février 2025 • Mohamed Sylla
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Image source: Les Concernés
Sous les arches frémissantes de Conakry, sous un ciel alourdi par l’attente et la menace, la Guinée vacille au bord d’un précipice historique. Là, dans l’ombre des immeubles décatis et des espoirs fanés, un peuple – ce titan enchaîné par des décennies de promesses trahies – murmure encore son rêve de liberté. Mais ce rêve, vibrant dans les cœurs d’une jeunesse assoiffée de justice, se heurte à un mur d’acier : celui d’une souveraineté capturée, d’une république profanée, d’une transition qui n’en finit pas de s’égarer dans les ténèbres d’un pouvoir militarisé. Fils de la nation enchantée, je pose cette question lancinante : la Guinée peut-elle encore se regarder dans le miroir de son histoire sans détourner les yeux ? Ou sommes-nous condamnés à voir nos aspirations populaires étouffées par la mainmise insatiable des élites, qu’elles portent l’uniforme ou le costume ?
Une transition avortée
Depuis le coup d’État de septembre 2021, lorsque le Colonel Mamadi Doumbouya a renversé Alpha Condé sous les vivats d’une foule lassée de la prédation dynastique, un vent d’espoir a soufflé sur la Guinée. On nous a promis une "refondation", un retour à l’ordre constitutionnel d’ici fin 2025, une rupture avec les décennies de pillage et d’injustice. Mais que reste-t-il de cet élan ? Une junte qui, sous couvert de stabilité, enferme la société dans une camisole de fer. L’arrestation brutale d’Abdoul Sacko le 19 février 2025, coordinateur des Forces Sociales, enlevé par des masques anonymes et retrouvé plus tard malmené et maltraité apprend-on, dans l’indifférence des institutions, n’est que le dernier acte d’un drame plus vaste. Car l’on sait qu’avant lui, Oumar Sylla et Mamadou Billo Bah, ou encore Habib Marwan, voix dissidentes, ont disparu dans l’abîme des geôles invisibles depuis juillet 2024. Ces noms ne sont pas des accidents : ils sont les symptômes d’une société où l’État, dépourvu de légitimité civile, ne sait plus exister que par la force.
Cette militarisation n’est pas une aberration conjoncturelle ; elle est l’aboutissement logique d’une histoire sociale où les institutions républicaines, rongées par la corruption et la faiblesse, ont cédé la place à la loi du plus fort. Comme Pierre Bourdieu l’a montré avec sa "violence symbolique", le pouvoir en Guinée s’impose aujourd’hui par une domination qui ne dit pas son nom : sous ce récit de souveraineté brandi comme un étendard, se trouve, à peine tapie, une captivité du peuple par ceux-là mêmes qui prétendent le libérer.
Un peuple spolié par ses prétendus gardiens
La Guinée, écrin de bauxite et d’or, devrait trôner comme un phare d’opulence au cœur du continent. Pourtant, six âmes sur dix croupissent dans la misère, tandis qu’une oligarchie – jadis en toge, aujourd’hui en treillis – s’empare des richesses, sourde aux grondements d’un peuple affamé. Ce schisme plonge ses racines dans une mémoire torturée : Sékou Touré, libérateur devenu tyran pour les uns, Lansana Conté, fossoyeur d’une république exsangue, et désormais Mamadi Doumbouya, porté par la rage populaire avant de la trahir dans un cycle infernal. La souveraineté, brandie comme un talisman, n’est ici qu’un leurre, un joug drapé de mots nobles pour étouffer ceux qu’elle devrait servir.
Qu’est-ce que la souveraineté quand la jeunesse – sept âmes sur dix sous la trentaine, cette légion d’avenir – est condamnée à l’exode ou à l’asphyxie ? Quand les Forces Vives, phalanges de la résistance, sont traquées comme des bêtes pour avoir réclamé un calendrier électoral ? Quand les trésors du sous-sol, pillés par des rapaces étrangers avec la complicité des puissants, ne laissent à la nation ruines et désillusions ? Voici comment je le nomme, cet État : un appareil de domination qui broie les insoumis et gave les serviles ; un monstre hégémonique au sens de Gramsci, qui impose son ordre par la force brute et la séduction des lâches.
Servitude néocoloniale et lâcheté régionale
Les ombres qui planent sur notre destin ne sont pas toutes nées de notre sol. La France, spectre colonial, et la Chine, insatiable dévoreuse de ressources, tissent leurs filets d’exploitation, indifférentes aux convulsions internes tant que leurs coffres se gorgent de notre sang minéral. La CEDEAO, cette coterie vacillante, bredouille ses remontrances tièdes et ses silences coupables, incapable d’arracher la Guinée aux griffes d’une junte qui nargue son autorité. Ces forces extérieures ne forgent pas seules notre malheur, mais elles l’amplifient, révélant une vérité sociologique que Frantz Fanon a gravée dans le marbre : la souveraineté nationale, dans un tel contexte, n’est qu’une illusion entretenue par ceux qui en tirent les ficelles, un cri d’orgueil étouffé par la servilité des élites locales.
Le festin des vautours
Dans cette arène de désolation qu’est devenue la Guinée, le drame ne se joue pas seulement sous les bottes des despotes intérieurs. Il s’écrit aussi dans le ballet macabre des vautours étrangers qui survolent nos terres, leurs ailes déployées au-dessus des mines d’or et des gisements de bauxite, leurs becs acérés plongeant dans nos entrailles pour y arracher les trésors.
Ce festin des vautours n’est pas une fatalité ; il est le fruit d’une trahison orchestrée, d’une nation livrée pieds et poings liés par ceux qui jurent de la protéger. Pendant que le peuple gémit sous le joug de la misère, les traîtres dansent sur les dépouilles de nos rêves, leurs coffres débordant des richesses dont nous, fils et filles de la terre, n’entrapercevrons jamais les couleurs.
En attendant la révolte des damnés
Mais dans cette nuit opaque, une braise palpite encore. Elle rougeoie dans le courage des femmes de N’Zérékoré en passant par Kankan et Kindia, défiant les fusils pour sustenter leurs foyers ; dans la fureur des étudiants de Labé, nouant leur insurrection malgré les bâillons ; au chemin indomptable des esprits comme «Les Concernés», qui prennent leur plume chaque jour pour élever le niveau du débat — des enjeux qui concernent, dans la diaspora, de Paris à Dakar, qui refuse d’abandonner sa patrie aux oubliettes. Cette Guinée des écrasés, des indomptés, des invisibles, couve en son sein une révolution sociétale. Car la souveraineté véritable ne jaillit pas des décrets d’un Général ou des fanfaronnades d’un tyran. Au contraire,elle naît d’un peuple qui se cabre, qui pulvérise les remparts de la peur, qui refonde ses institutions pour qu’elles incarnent la justice et non l’asservissement.
Je ne me borne pas à scruter les plaies, ce serait trop facile, contemplatif, voire simpliste. : C’est pourquoi j’en appelle à une Guinée où la jeunesse ne sera plus amas irrigué par le désespoir, mais une promesse de renaissance, où les richesses du sol cesseront d’être une damnation pour devenir un legs partagé ; où la mémoire collective, affranchie des fantômes d’hier, se muera en un élan d’émancipation. Cette Guinée est à notre portée, mais elle exige un soulèvement : celui d’une société civile libérée, d’une redistribution des pouvoirs et des fruits de notre terre, d’un rejet définitif des despotes qui, sous tous leurs masques, ont trop longtemps pillé notre avenir.
L’heure de l’assaut final
Peuple de Guinée, le miroir est en miettes, mais nous le reforgerons dans la fournaise de notre volonté ! Que les cendres de cette transition avilie ne soient pas notre tombeau, mais le creuset d’une république régénérée. Que les cris d’Abdoul Sacko, d’Oumar Sylla, de Mamadou Billo Bah et de tous les martyrs résonnent non comme des plaintes, mais comme un tocsin dans nos âmes assoupies. Que la souveraineté cesse d’être le butin des tyrans pour devenir le glaive inaliénable de chaque fils et fille de cette terre. Que l’on comprenne que l’heure n’est plus aux fers, mais à la charge héroïque vers un avenir où le peuple, souverain incontesté, pulvérise les idoles du passé pour ériger un monde neuf. Car si nous fléchissons en ce moment décisif, ce n’est pas une transition que nous perdrons, mais l’âme même de notre être collectif. À nous, révolutionnaires, de brandir cette flamme et d’incendier l’histoire !
« Les opprimés, une fois qu’ils ont pris conscience de leur condition, ne peuvent rester esclaves que s’ils acceptent de l’être », écrit l’incandescent Frantz Fanon dans son glorieux plaidoyer pour nous autres, Damnés de la Terre. Alors que les ombres d’un interminable crépuscule politique assombrissent notre présent, Fanon nous exhorte à l’empêcher de confisquer notre volonté de projection dans le futur. Mais cette bataille pour le futur ne sera faite ni de slogans d’espérance ni de prières spéciales les vendredis et dimanches. Elle sera rude, parfois mortifère ; ou ne sera pas. Il nous faudra donc découvrir en nous ce phare dans la tempête qui éclaire notre combat et scelle notre détermination à nous extirper de cette condition de damnés de la mondialisation.
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