Voilà cinq mois que Foniké Menguè et Billo Bah, deux figures de la contestation démocratique en Guinée, ont disparu. Cinq mois que leurs familles, les premiers touchés par cette « disparition », n’ont reçu aucune nouvelle.
C’était le 9 juillet dernier, vers 22 heures au domicile de Oumar Sylla, alias Foniké Menguè, sur une colline de la banlieue de Conakry. Vraisemblablement — et selon le Front national pour la défense de la constitution (FNDC) —, un commando des forces de sécurité a débarqué avant d’interpeller et d’emmener de force Billo Bah, Mohamed Cissé et Foniké Menguè lui-même dans un endroit inconnu. Dès le lendemain, les rumeurs — ces vents aux oreilles qui captent tout, et à la bouche qui susurre des choses en prenant soin de les exacerber — vont bon train : Foniké Menguè et sa « clique de rebelles » seraient détenus sur les îles au large de Conakry ; ils auraient été déshabillés, tabassés, mal traités, insultés et humiliés ; leurs jours, dans ce contexte de torture qui a déjà fait ses preuves, seraient en danger.
Cinq mois ont passé depuis.
Et ce qui m’interpelle au point de prendre la plume pour écrire ces quelques lignes — à défaut de pouvoir faire autrement —, c’est le silence, ce silence qui, paradoxalement, dit mille mots, dessine mille images, laisse entrevoir mille possibilités de la situation et, plus pressant, résonne comme un écho inquiétant à une transition politique complètement en déroute — et c’est peu dire. Bien sûr, le ministre Gaoual, chaperonné de l’omniprésent Général Amara Camara, s’est gaussé — comme le feraient des collégiens dans la cour de récréation — en ironisant sur cette disparition lors d’un point de presse, arguant que les concernés étaient des adultes et que, par conséquent, ils avaient le droit de disparaître sans laisser de nouvelles. Sourire en coin, tout content, tout penaud, le ministre banalise les faits, nargue les journalistes et balaie d’un revers de main les questions débouchant sur Foniké Menguè et Billo Bah. Et évidemment, on pourrait aussi avancer que le procureur a promis qu’une enquête allait être ouverte pour élucider les circonstances de cette disparition dans les plus brefs délais — bien sûr. Seulement voilà, depuis cette sortie, rien. Plus rien. Silence radio. Et la vie, cahin-caha, a repris son cours comme si deux figures importantes n’avaient jamais été contraintes au silence…
Encore aujourd’hui, on ne sait pas grand-chose — pour ne pas dire rien — de cette disparition soudaine qui soulève des questions qui fâchent : ne vient-elle pas mettre en lumière les dérives autoritaires du régime CNRD ? Ne révèle-t-elle pas cette incapacité longtemps occultée par toute la kermesse de célébrations autour du CNRD à instaurer, ainsi qu’il l’avait promis à cor et à cri, un véritable climat de confiance démocratique ?
Le 5 septembre 2021, c’est presque toute la Guinée qui a soutenu le coup d’Etat orchestré par les forces spéciales, avec à leur tête, alors colonel, le Général Mamadi Doumbouya. Insistons sur les faits : Alpha Condé, pour briguer un troisième mandat d’emblée décrié (genèse de la naissance du FNDC), avait changé la constitution avant d’organiser des élections qu’il a, cela va sans dire, remportées au premier tour. Mais le peuple, qui avait enduré tant de souffrances et dont la posture économique se dégradait à mesure que les mois passaient, ne le soutenait déjà plus depuis bien des mois — à défaut de recourir à d’autres moyens pour le déloger du palais présidentiel. C’est donc sans surprise que ce même peuple, voyant dans ce coup d’Etat l’expression d’une sorte de porte de sortie salvatrice à ses souffrances, a applaudi, soutenu, remercié et encouragé son libérateur, le Général Mamadi Doumbouya. Ce schéma, le peuple de Guinée ne le connaît que trop bien. Et pour cause, il l’a expérimenté par deux fois dans son passé-futur : d’abord le 3 avril 1984 avec Lansana Conté et son Comité militaire de redressement national (CMRN) ; puis le 23 décembre 2008, avec Moussa Dadis Camara et son Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD).
Il est de notoriété publique que dans les deux cas, les chefs, après avoir promis de rendre le pouvoir, ont cherché par tous les moyens à s’y accrocher. On ne peut pas dire que le second ait autant réussi que le premier dans cette entreprise : il avait un certain sens aigu du théâtre et Toumba comme aide de camp, là où son prédécesseur parlait peu et n’échafaudait pas des plans pour massacrer son peuple. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il en est : le pays, en proie à un devoir de mémoire jamais accompli, toujours évité, de tous bords ignoré, voire nié à tout bout de champ — je fais allusion ici au Camp Boiro et à toutes ses implications —, à des manipulations politiques basées sur l’ethnie et des crises socioéconomiques toujours plus importantes, n’a jamais su se défaire de ses chaînes pour marcher, libre et responsable, sur le chemin d’un développement durable qui lui permette de s’affirmer et de s’imposer dans le concert des nations. Résultat : un peuple désabusé, humilié au quotidien et viscéralement frustré.
Avec l’avènement du Conseil national du rassemblement pour le développement (CNRD), le peuple, tel ce naufragé épuisé dont l’instinct de survie semble pourtant infaillible, espérait que cette fois serait la bonne ; qu’avec ces premiers engagements solennels de Mamadi Doumbouya, les fantômes de ce passé-futur seraient à jamais balayés de son quotidien. Mais aujourd’hui, plus de 3 ans plus tard, force est de constater qu’il n’en est rien ; qu’avec ces arrestations arbitraires pour étouffer des voix qui osent et qui comptent, ce régime militaire se révèle sinon pire, du moins du même acabit que les deux précédents. De guerre lasse, demeure le peuple, sans défense et chahuté par les problèmes, triste spectateur du film de sa propre déchéance.
Nul besoin, ici, de souligner les interminables contradictions entre les discours officiels et les actions concrètes. Est-il vraiment nécessaire d’attirer l’attention sur le fait que, partout dans le pays, des tournois visant à encourager le chef de la junte à se présenter aux futures élections présidentielles pullulent ? Faut-il s’égosiller à dire tout haut ce que tout le monde, y compris la CEDEAO et la communauté internationale, sait déjà pertinemment ?
Dieu seul sait si Foniké Menguè et Billo Bah sont encore vivants. Le cas échéant, dans quelles conditions sont-ils détenus ? Mangent-ils à satiété ou, au contraire, sont-ils privés de nourriture ? Sont-ils sujets à des tortures ? Et qu’en est-il de leurs familles ? Leurs femmes ? Leurs enfants ? Et nous donc, nous autres, le peuple ? Qui sera la prochaine victime de cette répression ?
Il est une vérité des plus absolues : attendre que les choses évoluent sans agir, c’est accepter l’immobilisme et, pire, la régression. Si nous ne nous levons pas pour réclamer la libération de ces hommes courageux, leur sort restera celui de l’oubli, et le nôtre, celui de la soumission. Comme le disait si bien Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Le pouvoir véritable ne réside pas dans les armes du CNRD ou dans les ambitions d’un seul homme. Il réside dans notre capacité, nous, peuple uni, à agir ensemble. Se rassembler, parler d’une seule voix, exiger justice : voilà le défi. Car rien ni personne ne peut nous museler, si nous décidons d’avancer main dans la main. La liberté, la justice et la dignité sont à portée de main. Il suffit de marcher. Ensemble.