À la une, Analyse, Opinions • 4 septembre 2023 • Ali Camara
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Image source: Les Concernés
Dans un pays où la lecture est un exercice oublié ou presque, ce sont les imposteurs et les adeptes du discours victimaire qui font office d’historiens. Quand la conscience historique est entretenue par des témoins et leurs seuls rapports personnels avec l’histoire, chacun tire le drap de son côté au mépris de la vérité. Ainsi, et comme me l’écrivait récemment un ami, nous restons prisonniers de « petits raccourcis bien voulus et sciemment orchestrés qui nous empêchent de faire face à notre propre complicité avec l’histoire ».
Partout où l’ethnie est brandie et que s’ensuive la violence, il y a un enjeu politique, un besoin de domination du peuple, de son enchaînement et de son silence, de fabrique d’éternels résignés. Mais il y a surtout de la duperie, laquelle est souvent entretenue par un pillage bien ficelé de nos ressources. Et comme dans une initiation secrète, le principe selon lequel une bouche pleine ne parle pas est si vrai pour la Guinée.
Faut-il préciser que la conviction de mener le combat politique avec quelqu’un de son ethnie n’est pas un mal en soi, si toutefois celui-ci est objectivement mené ? Car au fond, l’ethnie est une contingence, un simple accident naturel. La République n’a donc pas vocation d’annihiler l’ethnie. Elle s’efforce tout simplement de promouvoir l’unité dans la diversité, en faisant du triptyque « travail, justice, solidarité » une réalité de notre quotidien. La république est par conséquent un idéal, une promesse que nous devons tenir. Par elle, nous avons de la fraternité entre des lignes naturelles. Et nous apprenons surtout à privilégier l’intérêt général, l’intérêt commun en l’absence d’unanimité ; le droit et la justice pour contrer la force et l’arbitraire ; du génie et du mérite pour célébrer les plus illustres d’entre nous.
Quand nos élites étaient dans les grâces du PDG-RDA, nul ne s’interrogeait sur leurs noms de famille, ainsi que sur leurs provenances régionales ou ethniques. Sous la première république, l’on avait essentiellement affaire à des guinéens, probablement les meilleurs d’entre nous, qui savaient se mettre au service de tous et étaient fiers à tous points de vue. La révolution dévorant toujours ses enfants, c’étaient aussi les mêmes aux commandes de la matraque avant que celle-ci ne les rattrape. C’est seulement quand ils ont commencé à rencontrer des problèmes avec le pouvoir qui les avait façonnés que les considérations ethniques se sont invitées dans notre débat national.
Dans la disgrâce, ceux qui, autrefois sans ethnie, furent longtemps parmi les figures de proue du pouvoir politique, se lancent dans une quête de soutien ou de sympathie, laquelle les pousse à brandir leurs villages, leurs clans et leurs patronymes comme facteurs expliquant leur descente aux enfers.
L’histoire de Telli Diallo, haut fonctionnaire colonial devenu longtemps l’un des plus privilégiés du pouvoir d’alors dont la fin fut regrettable, est une illustration parfaite en ce sens. Nous avons aussi cette douloureuse histoire avec le coup d’Etat manqué du colonel Diarra Traoré contre le Président Lansana Conté, le 04 juillet 1985. Ils étaient pourtant tous ensemble avant que les uns aient la « brillante idée » de renverser les autres (le Colonel Diarra Traoré avait été Premier Ministre du 05 avril au 18 décembre 1984). Il en a été ainsi pendant cette dernière décennie, avec la bipolarisation de notre société entretenue par les querelles politiques entre le RPG et l’UFDG ; tant le régime Alpha Condé a fait dans l’ethno stratégie, tant l’opposition politique en plus d’une décennie n’a pas su fédérer les guinéens contre cette mauvaise gouvernance. Et quelques années plus tôt, ce sont les querelles politiques qui avaient précipité la transition du CNDD, au cours de laquelle on a essuyé de justesse la mort par balle d’un chef d’Etat et tout ce que cela pouvait entraîner.
C’est donc la politique qui nous divise à ce point. Ou du moins la politisation de l’ethnie et d’autres considérations liées à nos identités divergentes. L’ethnie en tant que telle n’est mobilisée que pour servir de prétexte, car en rappelant à renouveler nos instincts grégaires, en mettant sans cesse le couteau dans cette plaie béante laissée par le colon, dans la division, on s’occupe mieux des futilités que de mettre notre classe politique devant ses responsabilités.
Notre drame est donc d’avoir eu l’infortune de n’avoir que des politiques sans conscience historique et le plus souvent sans attachement réel à l’idée de république ou de nation, ainsi qu’aux notions d’intérêt général ou de sacrifice de soi qu’impliquent les efforts à consentir pour faire société. De ce fait, incapables de proposer de nouveaux paradigmes, de trouver le narratif pour un véritable renouveau, de toucher les cœurs de leurs compatriotes au-delà des enclos ethniques, nos politiques s’empressent à se cacher derrière le supposé poids de leurs patronymes ou de leur appartenance ethnique quand sont menacés leur survie politique et leur confort socio-financier.
Mais au même moment qu’ils nous vendent l’illusion d’un ethnocentrisme primaire qui serait consubstantiel à notre odyssée postcoloniale, ce sont les mêmes qui se partagent les richesses du pays, ainsi que les amitiés et les faveurs qui vont avec. Ils nous montent ainsi les uns contre les autres en continuant de se serrer la main quand ils en éprouvent le besoin. Alors que nous autres nous querellons sur le sens de notre histoire tragique et sur la direction à imprimer à notre présent nuageux et notre futur incertain, ils se retrouvent dans les salons feutrés, autour de repas somptueux pour manger bien et trinquer à leur santé politico-financière.
Le tribalisme d’État n’est donc pas l’œuvre d’une ethnie contre une autre. C’est le péché originel de notre classe politique. De la mouvance présidentielle à l’opposition, de la gauche à la droite, nos politiques sont tous atteints de la même maladie : ils veulent le pouvoir à tout prix, même si cela suppose fragiliser davantage notre tissu social déjà en lambeaux. En attendant l’avènement de véritables leaders porteurs d’idéaux républicains, notre pauvre sort se joue dans les mains de leaders qui n’ont d’yeux que pour leurs propres intérêts et dont le seul fonds ou capital politique est la récupération ethnique. Nous sommes donc un peuple de bourreaux-victimes ou de victimes-bourreaux dans un drame national qui ne semble pas prêt à finir de sitôt.
Plus que jamais, les partis politiques en Guinée sont à caractère ethnique et devenus de ce fait le terreau du tribalisme d’Etat. Nos partis les plus influents ou pesants, on le sait, ne sont grands du fait – tout simplement – que leurs leaders appartiennent à des communautés ethniques majoritaires. Naturellement, cela participe à écraser la chance à tous les autres leaders issus de minorités ethniques. Les bruits des majorités ethniques tendent à imposer ainsi de part et d’autre la pensée unique et l’extrémisme. Résultat : les guinéens semblent vivre dans des mondes parallèles alors qu’ils sont confrontés aux mêmes réalités. Comment s’étonner du tribalisme d’Etat, quand l’adhésion politique est essentiellement ethnique ?
Mon ami Monsengo Nsondey, cet africain dans l’âme, à qui j’avais présenté mes arguments concernant la politisation de l’ethnie en Guinée, m’a répondu en ces termes : « J’ai bien cru que tu parlais de la RDC ! ».
Autrefois, les dignes fils d’Afrique se rassemblaient pour parler de notre destinée commune. Depuis les souvenirs de la Charte de Casablanca de 1961, nous savons que nous n’avons pas encore atteint leur degré de conscience historique. La tribalisation de l’espace politique a rendu les esprits incapables d’une telle ouverture. Les Africains n’ont fait que s’enfermer pour bien se diviser. On ne pense plus nation ou continent. On pense ethnie. Pis, on ne le pense que lorsqu’il s’agit de s’en servir comme moyen de positionnement politique. Nos grandes nations ont courbé l’échine sous le poids insupportable d’une classe politique devenue moribonde. Nous sommes tombés si bas. Le délitement de l’Etat promis est on ne peut plus remarquable qu’on vit désormais dans l’amertume.
Il y a ceux qui dirigent et il y a ceux qui veulent diriger. Le partage de pouvoir qui n’y est pas acquis tend naturellement à son ethnicisation. Entre ces deux entités, nous ne sommes plus que du bétail politique. L’anthropologue Jean-François Gossiaux ne s’était donc pas trompé à ce sujet : « C’est l’ethnicité qui procède du pouvoir, et non l’inverse ».
Autrement dit, dans un pays aussi systématiquement appauvri, où l’embourgeoisement de la classe politique côtoie honteusement la misère humaine dans les quartiers populaires de la capitale et à l’intérieur du pays, comment expliquer que l’ethnie du président de la république soit devenue notre seule préoccupation ? Pourquoi faire de la politique l’horizon indépassable des discussions sur l’avenir du pays, quand l’éducation nationale est dans le coma et que la jeunesse est entièrement déboussolée ; quand nos campagnes se meurent ; quand le chômage est endémique ; quand les services sociaux de base tels que l’eau, l’électricité, et la santé sont encore un luxe pour l’écrasante majorité de nos concitoyens ?
Le débat politique étant devenu ethnique et donc suicidaire pour l’idée de nation, notre conscience collective est colonisée par la peur de l’autre, les préjugés et le mépris. Même les rares parmi nous qui sont encore déterminés à briser ces chaînes qui nous tiennent en laisse se heurtent à un mur de silence, d’indifférence, et de complicité assumée ou subtile.
Pour briser cette omerta nationale entretenue par plus d’un demi-centenaire d’aigreur, de rancune, d’injustice, de deuil et de tristesse, nous avons besoin d’un sursaut patriotique pouvant permettre de tenir encore les piliers chancelants de notre maison commune. En cela, notre classe politique ne devrait mériter notre attention et notre sympathie (ou soutien) que lorsqu’elle sera à la hauteur de nos défis. Il nous faut des politiques — hommes et femmes — dont la conscience est dans le peuple : dans sa diversité, dans ses luttes, dans son quotidien. Des politiques qui se soucient pour cette fillette violée et assassinée, pour ces enfants qui vivent de mendicité, pour ces orphelins dont le seul crime est d’avoir perdu leurs parents très tôt, pour ces milliers d’ouvriers et de fonctionnaires dont le travail même acharné peine à nourrir leurs familles et vêtir leurs enfants, pour notre dignité et notre place dans le concert des nations.
Ce n’est pas parce que nous ne pensons pas de la même manière qu’il faudrait couper les ponts ; au contraire, nous devons être en communication constante, dans le débat. Il ne nous restera plus que de remettre le débat politique à sa place, c’est-à-dire loin de toute propension à faire de l’ethnie l’alpha et l’oméga de notre histoire douloureuse.
Par-delà la surenchère politico-ethinique qui prévaut encore dans les débats à la radio, à la télé, et dans d’autres lieux publics et privés, le défi de notre génération est de s’atteler à déconstruire l’ethnocentrisme exacerbé et ses corollaires par un sursaut national et patriotique. Il s’agit, au fond, de provoquer « l’union sacrée » des guinéens contre le péril du sectarisme politico-ethnique, en dépit de tous nos divergences et ressentiments. Contre la confusion historique et l’extrémisme politico-ethnique, il faut faire le choix du discernement et de la mesure, de la nuance et de la lucidité.
Ali est diplômé en Droit des Affaires de L’Université Général Lansana Conté de Sonfonia (UGLC-S ). I...
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