Evoquer des titres comme Moto-taxi, S’il te plaît, Ibalankhi di iki ou encore Gbélé Gbélé, suffit, j’en suis sûr, à vous rappeler l’image d’un artiste dont la crête au milieu de tresses sur la tête séduisait autant qu’elle intriguait. Vous entendez peut-être sa voix et son débit phénoménal qui nous ont enchantés. Inutile de tourner autour du pot : parmi les artistes qui chantent pour le Général Mamadi Doumbouya — et ils sont légion —, mon choix de parler de Singleton, qui vient de sortir son dernier album, « La chute du faucon rouge », n’a rien d’anodin. Loin s’en faut. Et pour cause, je l’ai connu.
Mieux, je l’ai côtoyé au populaire quartier de Koloma, dans la commune de Ratoma où je suis né et où j’ai grandi. Singleton, alors surnommé « Pata Poutou », portait une longue chevelure, une fine moustache et des yeux qui, d’emblée, brûlaient d’envie de réussite et de gloire. Me vient à l’esprit, là, tout de suite, ce débardeur style jamaïcain, brodé à la main, qu’il portait souvent, avec un jean délavé et des Timberlands. Il faisait partie d’un groupe de rap, « Guigol Djama », composé de Djah Ali — aujourd’hui cet influenceur provocateur qui insulte père et mère de quiconque ose critiquer le tombeur d’Alpha Condé —, et de Fankaman.
C’était la fin des années 2000. J’étais encore collégien. À eux trois, ils nous égayaient lors des fameux « shows de la rue », où leur notoriété laissait facilement présager un avenir radieux sur la scène musicale nationale. Ils en avaient, somme toute, le talent. La détermination aussi.
Singleton n’était pas le plus « fort » des trois. Il était, nous le savions tous, dans l’ombre du bouillonnant Djah Ali, et du talentueux Fankaman, lequel, à mon sens, est une illustration palpable qu’il ne suffit pas d’être talentueux et travailleur pour réussir : il faut un peu de chance, un petit bout de cet élément déclencheur sans lequel il ne se passe rien, que les Soussous appellent « saboui », pour connaître le pinacle. Je m’égare. Passons.
Des trois membres du groupe Guigol Djama, Singleton était clairement en bas de l’échelle. Est-ce pour cela qu’un jour, stupéfaits, nous apprîmes qu’il avait décidé de se séparer du groupe ? Avait-il entrevu qu’avec les deux autres membres du groupe, il n’irait pas loin, ne pourrait pas exploiter son talent avec toute la liberté qu’une carrière solo octroie facilement ? Quoi qu’il en soit, lui, Singleton, eut ce « saboui » très rapidement, migra du rap au dancehall — qui correspondait plus à son personnage —, signa avec Bénédi Records et sortit, en février 2011, en même temps qu’un certain Soul Bangs dont la carrière contraste avec la sienne, son premier album — pour moi le meilleur —, « Gnakry Dancehall ».
Je me souviens de l’engouement et de la fierté que la sortie de cet album avait engendré à Koloma. Pour la première fois, quelqu’un que nous connaissions remplissait le palais du peuple. Deux fois, coup sur coup, qui plus est. Mais plus que cela, Singleton montrait qu’il était possible de réaliser ses rêves. Il était devenu, de fait, un symbole, un modèle, une source d’inspiration pour moi et pour tous les jeunes de Koloma. Quatre ans plus tard, je lui volerais la vedette du quartier en me classant 1er de la République au bac, pour les options Sciences Maths…
Depuis, le temps a passé.
Et le symbole Singleton s’est davantage ancré en 2017 quand, alerté par les envies d’un troisième mandat du président d’alors, il s’unit avec Takana Zion, Djanii Alfa, Steeve One Locks, ainsi que des managers et opérateurs culturels, et des jeunes volontaires, pour créer le collectif Wonkhai 2020. L’on sait comment cela s’est amèrement soldé en 2020 : une histoire de cinq cent millions de francs guinéens qu’aurait perçus Takana Zion de la part du président Alpha Condé — celui-là même qu’ils combattaient —, est venue occire le collectif. C’en était fini de l’engagement politique de Singleton. Du moins jusqu’en 2024…
Il y a quelques mois, l’artiste, comme bon nombre de ses pairs, sortait un morceau pour soutenir le chef de la junte au pouvoir, à cette différence que lui, contrairement aux autres, a été fortement critiqué. Bien entendu, il ne s’est pas laissé faire. Il a eu la lumineuse idée de sortir un concept injurieux, le « Golo guèmè », pour répondre à ses détracteurs.
Aujourd’hui, Singleton apparaît tout heureux, tout content et tout fier : il a été récompensé pour avoir insulté celles et ceux qui pointent du doigt les égarements du régime répressif qu’est devenu, un pas après l’autre, le CNRD. Sur ses réseaux sociaux, il pose désormais avec une voiture offerte par le régime qu’il encourage à se pérenniser au pouvoir. Jusque-là, rien d’extraordinaire, tout va bien. On est en Guinée. On est en Afrique.
Toutefois, pour le jeune garçon que j’étais, et pour lequel Singleton fut un modèle, il m’est plus facile de poser les yeux sur l’amer envers du décor de son bonheur obtenu au prix fort. Je n’exagère rien : il a payé, pour quelques jours de confort dans le calendrier de l’Histoire, le prix fort, celui de l’indignité affichée, du mépris ouvert pour toutes les personnes pour lesquelles il s’était engagé avec le collectif Wonkhai 2020. Ce prix, il l’a payé en piétinant la cause commune, en faisant passer ses intérêts personnels et malhonnêtes avant tout et tout le monde. Mais il l’assume. Sans détours ni remords. Frustré et déçu de n’avoir rien reçu de son engagement au côté du peuple quelques années plus tôt, pour lui, la leçon ne pouvait être plus claire. Il l’a apprise et comprise au-delà même de la compréhension théorique.
Désormais, ce serait lui d’abord, et tant pis pour les autres. Il serait exactement comme Makanéra, ce caméléon insatiable de la scène politique, qui ne cesse de jongler avec ses convictions au gré des opportunités, s’arrangeant toujours, de contradictions en contradictions, pour brouter là où l’herbe est la plus verte. Il ne serait plus, ainsi que cela est ancré dans l’imaginaire collectif des Guinéens, ce maudit qui refuserait de se servir autant que faire se peut. Il penserait à sa famille, à sa situation économique. Il serait, en définitive, du côté des décideurs, la main tendue, prête à recevoir l’obole. Indigne, oui, mais les poches pleines.
Je me suis mis à la place de Singleton. Nous devrions tous le faire. Car s’il est une chose qui enlise pernicieusement l’élan collectif vers un but commun, c’est bien la tentation corrosive de la corruption, ce poison qui ankylose les convictions et fait vaciller les volontés les plus fermes. Rien de plus ravageur pour une conscience, une morale ou une cause commune que l’appât de quelques billets de banque. En me mettant à sa place, j’imagine le dilemme : céder à la facilité et trahir des convictions, ou résister au risque de tout perdre, ou du moins de ne rien gagner. Dans mon dernier article, où j’exprimais ma lassitude face au pouvoir en place, j’explique que je ne peux supporter les reproches de ma conscience quant au fait de rester silencieux, donc complice d’une injustice quelle qu’elle soit.
Dans des moments de doute, je me rappelle les écrits du Livre de l’Ecclésiaste. Ils me rassérènent et me confortent dans ma position mieux que quiconque. Que disent-ils ? Pour grossièrement paraphraser, ils insistent sur la vanité de la vie. Ils disent que tout passe. Que tout finit. Une idée simple, basique, presque évidente, n’est-ce pas ? Et pourtant, l’orgueil qui nous habite nous pousse souvent à l’oublier. Pris dans les tumultes de nos épreuves, il nous manque parfois le recul nécessaire pour évaluer les conséquences de certains de nos choix.
Suis-je pour autant à l’abri d’aller un jour à l’encontre de mes convictions que j’estime aujourd’hui justes ? Je ne crois pas. Car c’est le propre même de l’humain que de se contredire. Mais cela ne signifie pas qu’il faille se cacher derrière cet état de fait pour justifier certains choix, certaines décisions. Je pense au contraire qu’il faut se battre pour ne pas avoir à le faire. C’est ainsi, me semble-t-il, que les plus grands se distinguent : des forfaitures, ils en commettent, mais, dans le même temps, ils savent, pour emprunter l’expression, prendre de la hauteur dans les moments cruciaux.
Singleton a fait son choix. Et vous, quel sera le vôtre ? Vous rangeriez-vous du côté des décideurs ou, prenant de la hauteur, du côté du peuple, là où la rémunération ne se fait pas en liasse de billets, mais en noblesse d’âme et en grandeur véritable ?