Traditionnellement, le mandat d’une transition est d’organiser les élections et de laisser la place à « un gouvernement démocratiquement élu ». C’est cette conception exclusive de la notion de transition politique qui conduit le plus souvent la grande majorité des acteurs nationaux et étrangers à s’opposer à tout ce qui outrepasse le cadre électoral. 

Parce que le coup d’État militaire est perçu comme une anomalie, voire un mal, à éviter à tout prix dans un monde qui voue un culte maladif à la stabilité politique et aux simulacres démocratiques, l’exigence préalable d’assainissement institutionnel, implicitement invoquée par tous les putschistes du monde, n’est pour beaucoup d’acteurs politiques qu’une perte de temps et d’énergie.

Une transition qui s’annonçait difficile

La Guinée n’échappe pas à cette idée prédominante. La tradition politique en Guinée veut ainsi que les transitions nous conduisent systématiquement aux élections. Malheureusement, cet automatisme nous a toujours conduits dans des régimes en perpétuelle transition politique :

1. Le pouvoir de Conté, aussi longtemps qu’il a duré, n’a jamais su établir un régime politique à la hauteur des ambitions affichées. Les institutions républicaines ont fini dans le coma, sous le poids d’un président politiquement absent et d’une institutionnalisation de la corruption.

2. La transition sous le CNDD, dans sa première tout comme dans sa seconde phase, aura été une transition bâclée dont les conséquences immédiates ont accouché d’une démocratie biaisée dans des conditions qui ne pouvaient que fragiliser le régime Alpha Condé dès l’entame, et dresser contre lui une opposition radicale.

3. Le régime Alpha Condé, en quête de légitimité, a baigné dans la politique électoraliste, le divisionnisme et la corruption à tous les niveaux. Et dans sa tentative de se maintenir au pouvoir, il a fini par ruiner les institutions républicaines. Son dernier fait d’armes a été de trouver des arguties, des intellectuels à l’emploi et des juges à disposition pour opérer en mondovision la fraude à la Constitution de 2010.

Pour le dire autrement, aucune transition politique en Guinée n’a jusque-là véritablement réussi. On a toujours trouvé des arrangements, des combines ou des combinaisons pour aller aux élections, « aller à l’essentiel », dit-on. 

On a sacrifié le temps de la réflexion, du dialogue. On a évité ou à tout le moins évacué trop vite les questions de principe, les questions qui fâchent. Il a donc chaque fois été question de différer les crises jamais de les comprendre, jamais avec la grandeur de l’écoute et la patience de les résoudre.

C’est en partant d’une lecture analytique et holistique de notre histoire politique récente que j’ai, au cours de ces deux dernières années, été  de ceux qui estimaient — d’aucuns l’estiment encore — que la transition du CNRD devrait durer au moins trois ans. Après tout, même si une très large majorité de Guinéens l’avait souhaité, voire désiré, le coup de force du 5 septembre 2021 nous a plongés dans un contexte politique de confusion ambiante et d’incertitudes quant au futur de notre démocratie adolescente. 

L’occasion était telle qu’il fallait faire preuve de nuance et de patience stratégique pour relever sérieusement et lucidement le défi de sortir avec succès d’un dangereux précédent historique. Ce défi, on le sait, consistait — et consiste toujours — à passer du renversement, pour la première fois, d’un président démocratiquement élu à la restauration effective de l’État de droit.

Ainsi, parce qu’on venait de déposer du pouvoir un président de la République en exercice dont le troisième mandat controversé avait fait de nous des habitués de manifestations politiques violentes, d’arrestations arbitraires et de séquestrations assumées des opposants au pouvoir, j’estimais qu’il était important de prendre le temps qu’il fallait pour ériger de nouvelles et saines bases pour la refondation républicaine qui s’imposait. 

La diabolisation de la dissidence politique et l’affaissement du débat public avaient atteint un tel niveau qu’il était suspect, suicidaire même d’imposer un délai de moins de trois ans pour une transition qui s’annonçait difficile d’un point de vue logistique, ainsi que compliquée et dangereuse d’un point de vue social et politique. Il était donc question de prendre le temps qu’il fallait pour panser certaines blessures et surtout repenser d’une manière générale notre vie politique nationale.

Le CNRD n’est plus rassurant

À la lumière de ce qui a été réalisé jusqu’à présent, et compte tenu de l’irresponsabilité politique des uns et des autres, il me semble évident aujourd’hui qu’il faut raccourcir la transition et entrer dans le vif du sujet, afin de ne pas créer d’autres situations plus complexes.

Aujourd’hui, la transition guinéenne s’achemine inéluctablement vers un délai supplémentaire. Depuis très longtemps, j’ai écrit et répété que le délai de la transition risquait un glissement. J’en ai longuement expliqué les raisons, dont la principale était le blocage du dialogue politique par le fait même de certains acteurs, incapables de relever le débat national au-delà des intérêts politiques intrinsèques. On peut tout aussi évoquer la responsabilité du CNRD dans ce blocage qui se résume à son manque de clairvoyance politique. Malgré ces nombreuses mises en garde, la transition guinéenne entre, hélas, dans une phase de convulsions imprévisibles.

Alors que le gouvernement Goumou allait droit dans le mur, perdant le sens des priorités et la confiance des acteurs politiques et de la société civile, qui ne le croyaient plus capable d’inspirer et d’incarner le compromis nécessaire à la relance du dialogue politique, il s’avérait crucial de nommer un premier ministre disposant du capital politique et intellectuel que requérait la situation. 

Une fois ce premier ministre trouvé, l’autre défi majeur était de former une équipe gouvernementale dont la composition inspirerait la confiance et un certain soulagement à l’écrasante majorité des Guinéens qui commençaient à désespérer de cette autre transition. 

Si le CNRD a réussi le premier défi de trouver un nouveau Premier Ministre bien apprécié de l’opinion publique et des acteurs politiques concernés, force est de constater que la composition de l’équipe gouvernementale est loin d’avoir redonné ne serait-ce qu’une petite dose de confiance à l’immense majorité des Guinéens.

Dans un tel contexte de déception et d’insatisfaction populaire, la rue, le mouvement syndical (ultime contre-pouvoir) pourraient en venir à la conclusion, comme en janvier-février 2007, qu’il lui revient de décider de la suite de cette danse politico-politicienne qui n’a fait que trop durer. Cette dernière hypothèse est absolument à craindre. L’une des conséquences non moins graves, est celle qui se rapporterait à une autre transition, un énième retard pour le pays et inéluctablement un regret de plus dans la marche démocratique qui nous incombe.

Même s’il n’est pas difficile de se rendre compte du fait qu’en Guinée, et de tous les temps, nombreux de ceux qui parlent et agissent au nom de l’Etat ignorent malheureusement le sens de leurs responsabilités, il est crucial de mettre davantage le CNRD en garde. 
N’ayant pas totalement été à la hauteur de son dernier test (sa dernière chance), notamment en imposant à son nouveau Premier Ministre un gouvernement qui est tout sauf l’incarnation de la rupture et du renouveau qu’ont réclamés les Guinéens après l’échec politique cuisant de l’équipe Goumou, le CNRD à sa tête le Général Mamadi Doumbouya a désormais le choix entre la rupture promise et l’entretien d’un système qu’il est supposé combattre. Il a le choix entre s’inscrire dans les pages d’or de notre grande histoire, ou être jeté dans ses poubelles.