Il est récurrent en Afrique que des autorités de transition tentent de faire reposer en partie les crises politiques sur le fait que nos constitutions ne nous conviennent pas. Elles soutiennent en effet que celles-ci ne reflètent pas les aspirations de la société, argument digne d’un spectacle qui ne vise qu’à faire diversion. Ainsi, on assiste généralement à une instrumentalisation du Droit comme support légal de projets politiques d’intérêt personnel, notamment de conservation du pouvoir.
Cet avant-projet que nous a récemment présenté le Conseil national de la transition (CNT) servirait cette manœuvre politique désastreuse, si jamais la constitution qui en résulterait rendait éligible le président de la transition notamment.
- Une « Constitution qui « nous ressemble » ?
Au centre du champ de la « refondation » des autorités de la transition se trouve la rédaction d’une nouvelle constitution censée « nous ressembler… ». Elles en ont fait un slogan martelé sans cesse depuis le début de la transition.
Si mérite il y a du CNT, c’est bien celui d’avoir produit un texte qui « nous ressemble », le « nous » renvoyant logiquement aux dirigeants et en aucun cas aux gouvernés (victimes d’un même système de gouvernance depuis des décennies). Et l’un des défauts communs de ces dirigeants, on le sait, c’est le non-respect traditionnel de leurs engagements et de la Loi.
Par cet avant-projet, le CNT fait sciemment le choix de la continuité et non de la rupture en ce qu’il entend accorder une « caution légale » à une éventuelle candidature du président de la transition. Il permettrait ainsi à ce dernier de ne pas respecter son engagement, et donc de faire comme ses prédécesseurs. La charte de la transition, texte à valeur constitutionnelle de la transition (comme il sera démontré ci-dessous) sur lequel le président de la transition a prêté serment, oblige ce dernier à respecter ses dispositions (notamment l’article 47 de la charte).
Il ressort de cette charte que les acteurs de la transition (président de la transition, premier ministre, membres du gouvernement ou du CNT, etc.) ne peuvent faire acte de candidature aux élections qui marqueront la fin de la transition. Or, ces dispositions ne sont susceptibles d’aucune révision (voir articles 46, 55 et 65 de la charte).
À ce stade, c’est l’éventuel parjure (non-respect du serment) du président de la transition qui attire l’attention de l’opinion publique. Mais il convient d’attirer l’attention aussi sur le fait que le CNT, par ce texte, favoriserait l’ouverture d’une « boîte à pandore ». Dit autrement, il entend cautionner tout éventuel acte de candidature des acteurs de la transition (y compris donc ses propres membres), auquel cas on se retrouverait en situation de parjure en cascade (ils ont quasiment tous prêté serment de respecter la charte de la transition).
Pour résumer, cet avant-projet est symboliquement une définition des autorités qui président (ont présidé) aux destinées de l’Etat, en ce que le CNT entendrait nous faire revivre un éternel recul, comme il sera démontré ci-après.
- Un parallèle entre l’avant-projet de constitution et la constitution de 2020 (issue du coup d’Etat constitutionnel) ?
La constitution dissoute par la junte limitait à 2 le nombre de mandats présidentiels, et rendait impossible la révision de la durée et du nombre de mandats (articles 27 et 154 de la charte).
Décidé à se maintenir au pouvoir, l’ancien président de la République avait fait adopter de force une nouvelle constitution, en soutenant à tort que les dispositions de « verrouillage » précédemment évoquées ne seraient opposables qu’en cas de révision, et non de changement de constitution. C’est d’ailleurs un mode opératoire classique en Afrique, qu’il a mené à son terme au prix d’un lourd bilan (plusieurs morts et blessés, etc.).
Ainsi, si cet avant-projet était adopté en l’état, il ne s’opposerait point à la possibilité pour les acteurs de la transition de se présenter aux élections, selon la position défendue par le CNT.
Dans ces conditions, les autorités de la transition (le président en particulier) ne poursuivraient-elles pas le même objectif que celui que poursuivait le président Alpha Condé, à savoir faire en sorte de se maintenir au pouvoir de manière frauduleuse ?
Par ailleurs, la charte de la transition a tout d’une constitution de par son mode d’établissement, son contenu et ses fonctions. En effet, on distingue classiquement deux modes d’établissement d’une constitution : le mode démocratique (adoption par référendum par exemple) et le mode autoritaire. Dans ce dernier cas, la constitution est un acte unilatéral du titulaire du pouvoir, tant dans son élaboration que sur son adoption.
En cas d’avènement de coups d’Etat, c’est le mode autoritaire qui s’impose dès lors que s’ensuit généralement une dissolution de la constitution en vigueur et son remplacement par une charte de transition.
À titre démonstratif, la charte de la transition consacre entre autres les droits et libertés fondamentaux, les pouvoirs et institutions de l’Etat (leurs fonctions et rapports), la révision de la charte, etc. Mieux, lors des serments, les acteurs de la transition s’engagent à respecter la charte. Mieux encore, la charte servirait naturellement de source pour tout exercice de contrôle de constitutionnalité le cas échéant. En ce sens, l’avant-projet de constitution permettrait au président de la transition de se maintenir au pouvoir, manœuvre qui viserait la même finalité que celle du coup d’Etat « constitutionnel » de 2020.
Or, partant du postulat que la charte de la transition aurait une valeur constitutionnelle, ne serait-il pas mieux d’envisager sa révision – procédure prévue par la charte – et non l’élaboration d’une nouvelle constitution (qui est par essence une diversion : perte de temps et d’efforts financiers, etc.) ?
- Sur l’absence de règles universelles d’élaboration de constitution
« Une constitution est générale et impersonnelle… » ; « on ne peut prévoir dans une constitution des dispositions visant à empêcher certains Guinéens de se présenter à des élections… Aucune constitution au monde ne contient de dispositions de ce genre… C’est contraire aux règles en la matière… ».
Ces déclarations sont celles notamment du président du CNT en réponse à la question sur l’absence de reconduction, dans l’avant-projet, de l’impossibilité pour le président de la transition de faire acte de candidature à l’élection présidentielle prochaine.
Par cette légère position, le CNT crée une « théorie universelle d’élaboration constitutionnelle », qui supposerait l’existence d’un cadre s’imposant à tout projet de constitution des Etats, pourtant censés être souverains, du moins à cet égard.
Chaque Etat est libre de déterminer ses normes constitutionnelles sous réserve du respect du droit supranational qui lui est applicable, conformément à ses engagements. En d’autres termes, il n’y a aucun obstacle juridique à prévoir dans la nouvelle constitution l’inéligibilité du président de la transition (et d’autres acteurs de la transition) lors des prochaines élections.
Mais force est de constater que cette création du CNT est pour le moment unique en la matière, et n’est pas sans susciter une curiosité juridique en ce sens qu’elle serait susceptible de remettre en cause le principe de la souveraineté juridique des Etats, entre autres.
De toute évidence, cette théorie portée par le CNT ne peut aucunement tenir dès lors qu’une constitution est censée correspondre au besoin constitutionnel d’une société donnée. Une constitution doit s’adapter à l’évolution dans le temps de ce besoin (à l’image de l’homme, une constitution naît, vit et peut, le cas échéant, mourir).
Défendre l’universalité d’une règle d’élaboration constitutionnelle, fût-ce à l’échelle d’un Etat (à fortiori à l’échelle internationale), est contraire à la doctrine constitutionnelle majoritaire : il n’appartient point à une génération donnée de définir le besoin constitutionnel des générations futures.
Pour illustrer l’inexistence de cette universalité, on pourrait citer le cas de l’Angleterre, Etat qui ne possède pas de constitution écrite. N’est-ce pas un cas « extrême » d’expression de la souveraineté juridique d’un Etat ?
C’est à tort ainsi que le CNT invoque un obstacle juridique au soutien de sa position. Au contraire, s’il existe un obstacle, il est tout sauf juridique. Le plus déconcertant pour ne pas dire méprisant, c’est lorsque le CNT soutient ridiculement que l’on ne pourrait pas restreindre le droit de candidature du président de la transition, en arguant : « qu’il est Guinéen comme les autres ; que tous les Guinéens sont égaux en droits et en devoirs ».
Il est inutile de rappeler que ce dernier préside la transition et, à ce titre, serait susceptible d’être juge et partie s’il se présentait aux élections, et qu’il a juré de respecter la charte de la transition. Ce sont là quelques unes des raisons pour lesquelles, dans ce contexte de transition, il n’est pas guinéen comme les autres.
Par ailleurs, il convient de relever que l’article 156 de la constitution de 2010 prévoyait dans ses dispositions transitoires une restriction des pouvoirs du président par intérim alors : il ne pouvait initier une procédure à des fins de modification de la constitution ou du code électoral. Cette restriction de droits du président se justifiait par le contexte de l’époque (période de transition suite à un coup d’Etat), situation similaire à celle de la présente transition.
Mieux encore, cet avant-projet de constitution consacre des dispositions transitoires, aux termes desquels est reconduite la compétence des organes de la transition à exercer leurs fonctions qu’ils tiennent de la charte de la transition. Et ce en attendant la mise en place des institutions consacrées par la constitution à venir. Cette partie du texte pouvait effectivement accueillir des dispositions sur l’inéligibilité circonstancielle des acteurs de la transition.
En définitive, dans l’hypothèse où le président de la transition pourrait (et ferait) acte de candidature, cela viendrait étendre la liste des situations de manœuvres frauduleuses visant à se maintenir au pouvoir, l’origine notamment de l’instabilité institutionnelle et les crises sociopolitiques en répétition.
La possible candidature du président de la transition occulte pour le moment le fait que cet avant-projet serait susceptible de favoriser l’ouverture de la « boîte de pandore » : cautionner toute éventuelle candidature des acteurs de la transition (y compris donc les propres membres du CNT).
En l’état, cet avant-projet favoriserait un éternel recommencement, alors qu’il aurait pu être une occasion historique (unique ?) à la disposition du CNT pour marquer l’histoire politique de l’Etat, en préférant courageusement la rupture à la continuité.
Le CNT se targue d’avoir proposé un texte constitutionnel à même de résister aux hommes (futurs dirigeants) et au temps. Comment croire à cette noble promesse si ce texte ne résiste même pas à ses propres tentations ? La cohérence ne voudrait-elle pas qu’il montre l’exemple, à l’ère surtout de la « refondation » ?