Longtemps, j’ai pointé du doigt la violence de l’Etat guinéen envers toute forme d’opposition politique. J’ai notamment argué, contrairement à l’étiquette de sékoutouréiste radical que me collent certains détracteurs qui n’ont ni le sens de la nuance ni le courage du débat contradictoire, que cette culture de la violence politique héritée des séquelles de la colonisation a eu de beaux jours sous le magistère de Sékou Touré, et persiste encore aujourd’hui.  

Donc, pour ceux qui auraient une manie de la confusion, je réitère ici même que je ne nie ni le camp Boiro, ni toute la répression politique du premier régime. Il y a eu, c’est vrai, des pratiques de torture et de violation de droits humains. Peut-être cela suffira-t-il pour définitivement clore le faux débat sur mon prétendu “nombrilisme” sékoutouréiste. 

La vérité est que la plupart de ceux qui parlent aujourd’hui des dérives sanguinaires du régime primordial feignent d’ignorer les circonstances, les enjeux du moment et les rapports avérés ou infondés des uns et des autres avec les faits reprochés. Le pire est qu’ils en font une surenchère et une diabolisation qui se moquent de cette réalité historique. Réalité historique qu’il faudrait nécessairement interroger et essayer de comprendre, afin d’adoucir nos conflits mémoriels

Pour moi, l’essentiel est de reconnaître que si Sékou Touré n’a jamais été un ange, il ne fut pas non plus le diable fabriqué à coups de livres et d’articles à charge durant ces dernières décennies.

En comparant tous les compagnons de l’indépendance perdus ou non dans les vicissitudes des 26 ans du régime de Sékou Touré, force est de constater que la plupart sont restés fidèles au régime et au souverainisme panafricaniste et guinéen qu’il incarnait. D’où cette longévité du PDG au pouvoir.

Aussi, en dépit de toutes les pressions extérieures contre le régime et l’instrumentalisation d’une bonne partie de son opposition politique, la plupart de ceux qui ont été incarcérés au Camp Boiro sont sortis de prison – faute de preuve, par grâce présidentielle, ou encore à la suite du coup d’Etat militaire de 1984. 

Les plus grands procès que l’on reproche aujourd’hui au régime primordial ont eu lieu après l’agression portugaise de 1970. Et chaque fois que le régime a dû essuyer une tentative de renversement. On notera ici les procès des complots dits permanents. 

De ce point de vue, c’est chose biaisée que de résumer le régime de Sékou Touré à de la violence politique, du moins quand on sait l’environnement politique et géopolitique qui prévalait à cause, justement, des frictions que la volonté de rupture du “Non” au référendum a occasionnées. 

À la décharge donc de Sékou Touré, avec le courage de la vérité, on sait qu’ailleurs en Afrique, les indépendantistes africains ont été pourchassés, tués ou chassés du pouvoir. 

Destitué lors d’un coup d’Etat en 1966, Kwame Nkrumah du Ghana meurt en Roumanie des suites de maladie lors d’un autre exil en terre guinéenne en 1972. Modibo Keita du Mali sera renversé par le lieutenant Moussa Traoré et placé en détention, où il mourra en 1977. 

Pour avoir posé le principe de souveraineté du Sénégal, Mamadou Dia sera renversé du pouvoir par Senghor en complicité avec Lamine Guèye. Traduit avec ses compagnons fidèles devant la Haute Cour de justice du 9 au 13 mai 1963 et alors que le procureur général ne requerrait aucune peine, Dia est condamné à la prison à perpétuité, tandis que ses quatre compagnons sont condamnés à 20 ans d’emprisonnement. 

En Guinée, Sékou Touré a essuyé des dizaines de coups d’Etat. C’est tout au moins ce qui ressort des témoignages de Jacques Foccart, «Monsieur Afrique» de De Gaulle, ainsi que de Pierre Messmer, ancien Premier ministre français, ou encore d’André Lewin, ambassadeur de France en Guinée de 1975 à 1979. 

Dans la cour du Musée national guinéen, à Sandervalia, en Avril 2011, Lewin faisait encore un témoignage cinglant… Ses propos passeront d’ailleurs en bande sonore à la radio Soleil Fm. L’audio de ce passage était sans cesse répété chaque matin avant l’émission « Guinée Mémoires », de feu Sékou Mady Traoré : «Le Général De Gaulle a été méchant et sévère envers la Guinée, mais particulièrement envers Sékou Touré. Son attitude a été injustifiable. Je dois dire que tous les complots dénoncés par les autorités guinéennes de 1958 à 1984 étaient des réalités soutenues par la France en complicité avec les opposants guinéens. Je peux citer 52 complots, soit deux complots par an, dont le seul but était de tuer ou renverser Sékou Touré par tous les moyens.»

Et jusque-là, il n’est pas encore question des arguments du pouvoir d’alors, ou de ses rares défenseurs encore dans notre environnement politique, lequel est en proie à une crise idéologique et un manque de conscience historique plus qu’inquiétant. Nous avons aujourd’hui le malheur d’avoir une classe politique qui, dans une quête de validation auprès d’une certaine opinion peu ou prou avertie, se refuse d’aborder des sujets qui fâchent. La conséquence immédiate –  et très regrettable –  est que les opinions et les fantasmes idéologico-politiques des uns et des autres passent aujourd’hui pour “vérité historique.” 

Voilà donc une petite vue d’ensemble de ce qui attendait et attend encore tous les Africains attachés au principe de souveraineté de leurs pays, à la ferme volonté de rupture. 

Fraîchement sortis de prison à deux semaines d’une élection que le Président Macky Sall avait finalement été contraint d’organiser à son corps défendant, le tandem Diomaye Faye-Ousmane Sonko a balayé ce qu’il restait de la vieille classe politique sénégalaise avec une victoire historique dès le premier tour.  

Il y avait plus que du dégagisme politique dans le vote-sanction d’une jeunesse sénégalaise qui voulait en découdre avec Macky et tout l’héritage politique et idéologique dont il est porteur. Mais il y avait surtout un désir de rupture radicale et de souverainisme assumés. 

Reste à savoir si, maintenant au pouvoir, le Pastef sera à la hauteur du panafricanisme et du souverainisme qui l’ont porté dans le cœur de la jeunesse sénégalaise. Reste aussi à savoir si (ou comment) Sonko et son protégé tiendront tête à l’oligarchie néolibérale mondiale (surtout française) qui voudra coûte que coûte maintenir le Sénégal dans son orbite.

Les coups bas et les condamnations politico-médiatico-diplomatiques que subissent aujourd’hui les États rebelles de notre sous-région qui ont récemment créé l’Alliance des États du Sahel (AES), sont un signe prémonitoire pour le Pastef s’il reste droit dans ses bottes de panafricanisme et de souverainisme. Car le néocolonialisme mondial et ses suppôts sont déterminés à empêcher l’avènement effectif de la révolution africaine qui, de plus en plus, se profile à l’horizon. 

Les agents locaux et étrangers de cet impérialisme au visage de démocratisation sanglante sont donc prêts, tenaces comme un poil rasé qui repousse aussitôt, à piétiner la volonté des dignes fils de l’Afrique qui veulent défendre dignement les intérêts stratégiques de leurs pays et de leurs peuples. Tout porte à croire que, pour eux, les Africains sont des sous-hommes qui ne méritent pas d’avoir leur mot à dire sur le destin de leur continent, et sur le choix des dirigeants de leurs nations.

Pour en revenir à l’héritage de Sékou Touré, il faudrait que, des deux côtés de ce sempiternel débat, de cette guéguerre idéologique inter-guinéenne, nous ayons le courage de critiquer les échecs de notre premier président, tout en ayant l’élégance de reconnaître ses mérites. Il faudrait aussi savoir prendre de la hauteur et de la distance intellectuelle (gages de toute objectivité historique) pour prendre en compte les contextes politique et géopolitique qui ont poussé le premier régime guinéen à sévir sans état d’âme contre les auteurs et soutiens de tous les complots –  réels ou supposés.  
Même l’historien Ibrahima Baba Kaké, dont l’ouvrage Le héros et le tyran est peut-être le meilleur livre à charge contre l’héritage de Sékou Touré, a fait preuve de nuance en parlant du règne complexe et controversé de la révolution guinéenne. C’est cet esprit de lucidité et de nuance qu’il faut, urbi et orbi, réarmer dans la Guinée aujourd’hui. Outre ce désir de lucidité, il faut surtout que notre génération –  à qui revient la lourde tâche de faire la part des choses entre les échecs et les acquis des générations et régimes précédents –, fasse preuve de courage et d’honnêteté intellectuelle en abordant notre tumultueuse histoire postcoloniale.