Le débat politique en Guinée se résume de plus en plus à une simple question : Pour ou contre le CNRD ? Et comme toujours, ceux qui demandent à préserver leur santé mentale en ces temps de turbulence, qui tiennent à leur éthique de rigueur et de lucidité pour ne pas être emportés par un autre tourbillon de positionnements et de contre-positionnements politiques, sont taxés soit de Guinéens indifférents, d’intellectuels suspects à la recherche d’un éventuel décret, ou d’apatrides intellectualisants perdus dans un univers livresque – donc occidental – qui n’a rien à voir avec la “vraie Guinée.”    

Comment, dès lors, ne pas se soumettre à l’exercice ; comment ne pas répondre à cette question qui, quoique inopportune et révélatrice de cet affreux drame guinéen d’hyperpersonnalisations des enjeux nationaux les plus déterminants, est la seule qui vaille dans cette surenchère de positionnalité qui bat son plein dans les cercles de Guinéens qui osent, aiment, ou prétendent “penser” la Guinée ? Mais, et cela est pour moi “la seule exactitude” en ces temps de tourmente, quoi dire et comment le dire une fois qu’on a décidé de prendre part à ce jeu de gesticulations ?

Un certain sentiment de fierté

Peut-être faut-il d’abord exiger un certain retour aux fondamentaux pour mieux poser les questions auxquelles on tente de donner des réponses. Car on ne peut s’entendre sur les solutions lorsqu’on a des définitions divergentes, parfois diamétralement opposées, de ce dont il est foncièrement question. Du Petit Robert au Dictionnaire Vivant de la Langue Française, il y a un certain consensus définitionnel sur le concept de patriotisme. Quelles que soient les formes ou variations sous lesquelles il se décline ou se vit – belliqueuse ou modérée ; inclusive ou exclusive ; constitutionnelle, économique ou culturelle –, le patriotisme est d’abord et surtout un sentiment de fierté et de dévouement. Il est fait d’amour et de désir de sacrifice

Ainsi, même s’il lui arrive de diviser, d’allumer des passions de disqualification et des procès d’authenticité et de sincérité, son objectif originel est de rassembler. Appelant de ses vœux la nécessité d’un certain sursaut prométhéen, le patriote entend se hisser, se sublimer, se faire violence pour être digne de la patrie. Pour lui, il n’y a rien de contingent ou de hasardeux au fait d’être né ici plutôt que là. Il aime sa vie, mais il entend la subordonner à la réalisation de quelque chose de plus grand que lui, voire d’éternel. Il croit, il espère… Donc il se donne. Il y a là, c’est vrai, une soif et une quête de sens – pour soi et pour les siens. 

Mais il y a dans cet élan sacrificiel surtout de l’indicible, de l’incompréhensible, et parfois même d’irrationnel.  Autrement dit, le patriote ne se donne pas souvent parce qu’il croit et espère en la patrie. Il lui arrive, lorsqu’il a vraiment su se sublimer, de se donner pour que son sacrifice donne de l’espérance et de la foi aux autres. Comme Danton, il meurt pour que vive l’idée qu’il se fait de sa patrie. Pour que la postérité ait un certain sentiment de fierté lorsqu’il est question de cette patrie qu’ils peuvent désormais appeler une République. Dulce et decorum est pro patria mori !

Demain il sera peut-être trop tard

On retrouve une telle conception du patriotisme guinéen dans le très court mais brillantissime texte qu’a écrit mon grand ami Alpha Saliou Diakité aux lendemains de la brutale et scandaleuse disparition de Ahmed Kourouma. La subite mort de ce chroniqueur radio et homme politique a semblé ramener le jeune guinéen conscient et engagé qu’est Monsieur Diakité à se poser une question tant essentielle que violente : si jamais on meurt demain, qu’aurons-nous laissé comme héritage pour qu’on se souvienne encore de nous ? Le texte de Diakité est beau et éloquent. Mais il est surtout porteur d’une douce cruauté, parce qu’il nous dit, à nous autres jeunes guinéens de la diaspora, perdus encore dans nos fantasmagories intellectuelles et nos illusions politico-entrepreneuriales pour une Guinée qui n’existe que dans nos rêves, qu’on court le risque de mourir sans la moindre réalisation et sans héritage décent si on ne s’engage pas maintenant. Donne à ta patrie tout ce que tu peux lui donner aujourd’hui, disait-il… Parce qu’il pourrait être trop tard demain.

“La mort”, écrit-il, “a ceci de triste qu’elle freine brusquement vos rêves, transforme en vide éternel les grandes idées que vous n’avez pas eu l’opportunité d’exprimer.” Et d’ajouter : “À nous autres qui sommes encore en vie, qui ignorons le jour et les circonstances de notre mort, cette disparition violente et brutale de Ahmed nous ramène à la douloureuse certitude de notre finitude. Sa mort doit donc être une leçon immense, un enseignement qui élève notre sens de responsabilité générationnelle et de l’urgence de ne pas ajourner notre engagement pour la République, pour les nôtres. Car qu’on le veuille ou non, une épée de Damoclès pèse sur notre épaule. Notre odyssée terrestre peut prendre fin du jour au lendemain. Nous devons donc en prendre conscience et accomplir nos œuvres ou à défaut, les entreprendre pendant que nous en avons le temps. Le temps d’agir, de concevoir, de produire, de participer, c’est maintenant. Car personne ne sait de quoi demain sera fait. La mort, telle un monstre froid, rode à nos portes et peut tout emporter en un claquement de doigt. Il faut s’y attendre et, peut-être, comme notre regretté compatriote, ne pas se résoudre au néant.”

Mais derrière ce rappel de notre tragique finitude se glisse un message peut-être plus profond : le devoir de lucidité et de discernement pour mieux s’engager. Car l’appel de la République ou de la patrie – c’est selon – n’est pas fait pour tout le monde ; servir sans se servir, se mettre au-dessus de la mêlée n’est pas l’apanage de n’importe qui. Il y a donc chez Diakité une conception élitaire ou élitiste du patriotisme. Beaucoup sont appelés mais peu seront élus, dit l’Evangile. Parce que la manipulabilité et l’extrême subjectivité des composantes du peuple ou de la nation mènent si souvent au chaos, l’avènement du patriotisme que conceptualise Diakité nécessite la culture d’une éthique républicaine qui échappe à nos particularismes, lesquels sont le fruit et l’expression des contingences d’une histoire commune qui a souvent été cruelle et tragique. Dans une Guinée où se meurt l’idée de sursaut citoyen sincère, nous avons besoin de voix qui savent dissiper ces nuages – le tribalisme, la démagogie, la normalisation du pillage de la République – qui assombrissent nos imaginaires et colonisent notre volonté de projection politique.   

Ici, le patriotisme se distingue par le courage d’imaginer d’autres possibilités de faire véritablement nation ; par l’audace d’oser participer à donner une certaine forme à cette idée que l’on se fait de la Guinée. Les contingences historiques ayant un sens profond mais latent dont l’appréhension ou le discernement est notre première responsabilité citoyenne, il est impératif de sortir de nos silences prudents pour être soit des chroniqueurs sincères de nos balbutiements et échecs collectifs, soit des acteurs mus par le désir authentique d’apporter leurs pièces à l’édifice républicain. Pour Diakité, donc, être patriote en ces temps de tourmente, c’est s’insurger avec lucidité et responsabilité contre tous les mécanismes de confiscation de notre destin collectif. Peut-on dire mieux ? Pas particulièrement. Mais, je crois, on peut essayer de le dire autrement – c’est-à-dire dans un autre champ lexical ancré dans d’autres expériences vécues, vues, ou entendues dans cette mosaïque éparse qu’est la Guinée.

Le courage de la dissidence constructive

Et c’est à cet exercice qu’essaie de s’atteler depuis longtemps un certain Moussa Sylla à longueur de diatribes et d’invectives sur Facebook. Il y a surtout sa critique de ce qu’il appelle “patriotisme à deux balles” que je trouve particulièrement judicieuse. 

Pour lui, le présent et le futur de la Guinée sont pris en otage par “une clique de charlatans politiques” dont le seul capital est la manipulation cynique des sentiments patriotiques à des fins personnelles et politiques. Plus royalistes que le roi, les dépositaires de ce patriotisme de courtisanerie discréditent toute critique légitime des échecs et des manquements des gouvernants – qui sont souvent leurs grands, oncles, ou frères –  comme étant l’oeuvre des “éternels frustrés” et des Guinéens “complexés” ou “pacotilles.” Selon les chantres de ce nouveau patriotisme, être vraiment patriote, c’est être loyal au président, au ministre, ou au DG dont dépend leur survie – politique ou financière. En face, le patriotisme que promeut Sylla en appelle à faire triompher une éthique de dissidence dans un paysage de mensonges éhontés et d’institutionnalisation de l’irresponsabilité. 

C’est oser toucher du doigt les tabous et les non-dits dont l’entretien complice par les uns et les autres tue l’avenir de la République à petit feu, bouchant tout espoir d’un éventuel sursaut salvateur. C’est penser “Nous” quand on dit sincèrement “Je”. C’est résister à la banalisation de l’imposture et la sacralisation d’une éthique du sauve-qui-peut et de restauration outrancière à la table de la République. C’est braver l’irrésistible charme de la corruption afin de faire le choix – difficile, dans une Guinée où l’extravagance et l’insolence ostentatoire sont reines des vertus – de vivre modestement, dignement et humainement. C’est avancer en s’assumant, en s’appropriant le droit de connaître l’histoire de son pays, de l’aimer sans passions dogmatiques. Être loyal à la patrie, véritablement loyal, suppose donc que l’on adhère à des valeurs et principes qui transcendent le temps. Autrement dit, plutôt que les hommes, “la véritable loyauté se positionne du côté de l’idéal immuable.” Contre ceux en qui il voit des marchands d’un patriotisme du ventre, Sylla clame l’urgence de barrer la route à ces entrepreneurs du chaos.

Si on peut difficilement dire mieux, on aurait tort de ne pas vouloir ou tenter de le dire autrement. On peut notamment placer le curseur analytique, citoyen ailleurs pour cerner différentes facettes de cette tragique réalité guinéenne. C’est ce nouvel angle nourri d’une autre sensibilité et d’une différente façon de se projeter dans le drame guinéen pour en élucider les illusions et les élusions qu’offre Ali Camara, cet autre grand ami dont j’ai suivi avec curiosité les positionnements et les réajustements idéologiques en tant qu’éditeur de ses réflexions parues dans les colonnes du magazine Les Concernés

Saisir la complexité du réel

Son patriotisme, souvent provocateur mais profondément inclusif, bienveillant et mû par un ardent désir d’aller par-delà ces apparences qui colonisent notre quotidien, prône une certaine croisade contre la bien-pensance tribale et les embrigadements de nos imaginaires par des politiciens véreux. Il veut et promeut l’avènement dans le débat public guinéen d’une virilité intellectuelle qui entend s’accrocher au réel et refuse, advienne que pourra, de courber l’échine devant le politiquement correct. Notre défi aujourd’hui, insistait-il dans un de ses nombreux articles pour Les Concernés, “est de nous armer de courage, de lucidité et de conscience patriotique sur le pénible et périlleux chemin de la refondation et de la prospérité”. Mais pour y parvenir, il incomberait à la jeunesse guinéenne de “se ressaisir pour un temps, de mettre de l’ordre dans le bruit politique qu’elle subit, de dépasser les clivages ethniques, de briser la glace en abordant les questions qui fâchent”. J’y souscris à moitié.

Comme Ali, face à l’insupportable érosion de l’esprit de discernement en Guinée, j’ai souvent été en croisade contre toute axiomatisation de la vie politique nationale. Ni suiviste saisonnier, ni partisan aveugle de l’opposition encore moins courtisan du pouvoir, ni chasseur d’admirateurs faciles ni pourfendeur radical animé par le simple plaisir de critiquer, j’ai longtemps argué en faveur du dépassement de ce bourbier de revendications et de contre-revendications qui n’a jusque-là produit qu’un vaste antichambre de frustrations et de désolation. Interminable tragédie dont différentes couches de notre nation en lambeaux s’échangent depuis plus de six décennies le bail, en fonction de l’humeur, des folies de grandeur et de l’ethnie de ceux qui dirigent. 

Lutter contre l’engourdissement des esprits et le caporalisme de la pensée nécessite la culture d’un esprit de scepticisme, de vigilance, et de constante réévaluation. Parce que le réel est complexe et fait de contradictions ou d’oppositions nécessaires, et parce que chacun croit toujours avoir raison d’où il se trouve, il m’a toujours semblé que le véritable défi de la pensée en Guinée est de faire sens de cette complexité sans tomber dans le piège de l’essentialisme moralisateur, sans succomber aux charmantes sirènes de la radicalité révolutionnaire, sans se laisser emporter par les tourbillons de l’urgence et de la nécessité politiques. 

Mais le désir de la nuance et l’impératif de scepticisme perdent leur sens quand la vérité en face est évidente et doit être dite sans ambages. Qu’est-elle donc, cette vérité ? Que le CNRD perd graduellement le sens de la mesure et se désavoue en voulant revenir sur les promesses qui ont participé à sa légitimation. Que l’opposition ne propose rien de mieux tout en se barricadant dans ce jusqu’auboutisme habituel et suicidaire fait d’une impatience pathologique et d’un certain mépris du temps long. Qu’on peut être vigoureusement critique du vide sidéral et de l’irresponsabilité notoire qu’incarne l’écrasante majorité de la classe politique guinéenne sans tomber dans ces hilarantes acrobaties rhétoriques visant à justifier l’injustifiable et à légitimer une autre forfaiture qui risque de nous replonger dans l’obscurantisme dont le CNRD a dit vouloir nous tirer il y a trois ans.

Il importe, dès lors, de faire ériger des remparts et des piliers auxquels s’agripper pour échapper aux injonctions et aux invectives qui se dessinent à l’horizon. Alors que s’annonce ce clair-obscur qui risque de porter un autre coup fatal à notre languissante marche vers un certain idéal républicain, le patriotisme exige de rappeler au CNRD la nécessité, voire l’urgence de sortir par la grande porte de l’Histoire. Il exige aussi, parce que l’intellectuel guinéen doit apprendre à toujours porter les deux bouts de la chaîne analytique, de mettre en garde les acteurs politiques et certains jeunes – survoltés par une passion révolutionnaire dont ils appréhendent à peine l’étendue du danger – contre le délire victimaire et le messianisme idéologique.   

Si le patriotisme est bien l’amour de sa patrie, alors aimer la Guinée, aujourd’hui, c’est avoir le courage de dire au Général Mamadi Doumbouya les vérités qu’a rappelées Kèlèfa Sall à Alpha Condé. C’est surtout, pour ceux dont les voix peuvent avoir des retenntissements dont les échos sont susceptibles de parvenir au Palais Mohammed V, dire au Général qu’il est en train d’enfoncer une porte ouverte. Qu’il est en train de précipiter la Guinée dans un abîme bien plus profond que celui dont il l’a tirée le 5 septembre 2021.