La transition guinéenne et l’urgence de dépasser l’essentialisme postcolonial
À la une, Opinions • 16 juin 2024 • Tamba François KOUNDOUNO
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Image source: Les Concernés
Il y a sept ans, un ami m’écrivait pour me demander de rédiger un texte qu’il voulait publier sur Facebook pour le lancement d’une association pour jeunes qu’il comptait baptiser « la jeunesse qui ose ». Alors étudiant en troisième année de science politique dans une université turque dont l’enseignement était en anglais, je dis à mon ami que je n’avais pas écrit un mot de français depuis bientôt un an, et que, par conséquent, je ne pouvais lui rendre le service qu’il me demandait. Mais il insista, me rappelant notamment « la nécessité pour nous jeunes de nous impliquer dans la gestion de la chose publique ». D’avoir « notre mot à dire » quant à la direction et au sens que nous voudrions voir nos dirigeants donner à nos Etats postcoloniaux.
J’étais convaincu. J’obtempérai donc.
Ce soir-là, aux prises avec mes pensées, cherchant à adéquatement exprimer ce à quoi devrait rimer l’engagement citoyen de la jeunesse dans une Guinée héritière d’une succession de crises et de disruptions sociales à n’en pas finir, j’écrivis sur l’impératif de mémoire collective et du désir de vivre ensemble. En plus d’accoucher de nouvelles métaphores qui nous aideraient à faire nation et à transcender notre pénible héritage colonial et postcolonial, suggérai-je, il est également important de nous approprier notre destin collectif. Qu’il s’agisse de la douleur de l’acculturation culturelle ou de l’indescriptible peine de vivre dans l’ombre de l’Occident, il est dorénavant question de porter nos croix de citoyens. De faire preuve de lucidité pour cerner les enjeux de nos sociétés en mutation. De faire chemin ensemble. D’apprendre à dire nous. D’avoir un rapport dépassionné, donc lucide, avec notre très tumultueuse et pénible histoire nationale. Ou, plus important encore, de s’armer de connaissances et de convictions pour faire face aux forces centripètes de la mondialisation et de la digitalisation agressive qui annonce la machinisation de l’homme postmoderne. « Nous ne pouvons plus être les spectateurs du film de nos vies », avais-je martelé en conclusion.
J’avais un peu exagéré, je sais, étant un jeune étudiant naïf sans véritables expériences du monde professionnel (ou réel) et ayant presque tout le temps la tête enfouie dans mes lectures en théorie politique, théorie des relations internationales, ou pensées postcoloniales.
Aujourd’hui, je crois avoir grandi en âge et en expériences – mais surtout intellectuellement. J’ai voyagé un peu plus et suis fort de quelques années d’expériences personnelles et professionnelles, lesquelles m’ont ouvert les yeux sur certaines des contradictions et exagérations de mes années d’enthousiasme et de rêveries estudiantines. Mais je sais maintenant, comme d’ailleurs je m’en doutais il y a six ans, que changer le monde nécessite de rêver. Ou d’avoir des idéaux, valeurs, et convictions que l’on défend : une grammaire autour de laquelle s’articulent notre vie et nos actions. C’est d’ailleurs là – actions mues par des valeurs et convictions – un des aspects de la vie intellectuelle qui me fascine le plus.
Oser penser le monde, c’est souvent s’ouvrir à l’incertaine opportunité d’apporter du changement à notre quotidien. C’est apprendre l’urgence de mettre – il faut oser le cliché ici – des mots sur nos maux. Penser, c’est donc souvent panser. Car toute thérapie commence d’abord par un diagnostic du mal à traiter. Les Marxistes avaient par conséquent tort en ce sens : Transformer le monde, certes ; mais encore faut-il en cerner les enjeux et les défis, encore faut-il l’interpréter, encore faut-il le penser. On peut donc dire, dans une certaine inversion sartrienne de la mise en garde de Marx contre les philosophes, que l’interprétation précède la transformation ; et que l’écriture est un humanisme.
J’en ai fait l’expérience en tant qu’éditorialiste et analyste politique, embrassant le plaisir de prendre position pour convaincre, la joie de l’argumentaire solide pour plaider en faveur d’une certaine cause. Dans mes interviews et entretiens passés avec différentes sources, par exemple, face à la détresse de l’Autre, il fallait surtout humaniser mes articles. Ne pas seulement rechercher le panache communicationnel ou la joute journalistique ; mais peindre la sensibilité humaine dans toute sa plénitude, mettre en exergue notre humanité commune malgré nos différentes trajectoires. Donner un sens aux complexités. Ne jamais simplifier à outrance. Détailler quand il le faut. Illustrer quand c’est nécessaire. Synthétiser souvent. Savoir paraphraser. Bien rythmer les paragraphes. Maîtriser l’art de la citation de ses sources. Être efficace lorsque l’on ponctue. Savoir résumer : c’est à dire savoir dire l’essentiel, tout en espérant apprendre davantage sur le sens du service communautaire et la portée – l’ultime satisfaction – d’être un agent de changement palpable dans la vie des autres.
Dans un illustre texte intitulé Why I write (pourquoi j’écris) le célèbre romancier et essayiste britannique George Orwell explore les motivations profondes qui l’ont amené à l’écriture. Etant donné que je n’aspire pas à faire du roman – bien que j’en lise assidûment et passionnément en vue de mieux appréhender les complexités de la condition humaine et les subtilités de la psychologie des nations – je penche davantage en faveur des deux dernières motivations qu’évoque Orwell : un certain sens de l’histoire et l’engagement politique. La première raison, nous dit l’écrivain britannique, réside dans le désir de capturer la réalité telle quelle, d’être des chroniqueurs objectifs et sincères de notre époque pour les générations futures. Quant à la seconde, elle résiderait dans la volonté de façonner l’orientation du monde, de participer à l’avènement du genre de société dans laquelle l’on voudrait vivre.
C’est là, en effet, que réside la magnificence, la victoire et le triomphe d’une vie intellectuelle : plonger avec passion dans l’acte de lecture et d’écriture revient, d’une certaine manière, à s’embarquer pour un voyage au bout des nuits et des jours dont est fait le cœur humain. Pour le dire autrement, penser ou écrire est une sorte d’expédition, une quête pour donner un sens aux complexités qui nous entourent. Dans cette perspective, le narratif journalistique et intellectuel sur l’Afrique ne doit plus se limiter à une observation passive des changements en cours, ou à une déconstruction militante des grands débats culturels et politiques qui façonnent nos vies dans ce monde en profonde mutations politico-technologico-sociales.
Pour les intellectuels et écrivains africains, l’un des défis majeurs de notre époque réside dans la nécessité de dire le réel dans toute sa complexité, c’est-à-dire de discourir avec justesse et lucidité sur les trajectoires complexes du continent, ou du moins avec moins de distorsions idéologiques. Cela implique de faire toujours preuve de nuance et de transcender les schémas de pensée simplistes en vogue. Il s’agit là, à plusieurs égards, de rompre radicalement aussi bien avec l’idéalisme grandiloquent des afro-optimistes, qu’avec le sabotage cynique et l’auto-flagellation maladive des afro-pessimistes. Il est ainsi temps d’embrasser ce que l’on pourrait appeler l’afro-réalisme.
En écoutant le Général Mamadi Doumbouya, le président de la transition guinéenne prononcer son discours à l’ONU le 23 septembre dernier, je n’ai pas pu m’empêcher d’y voir les prémices d’une autre révolution ratée. Dans son discours, qui a captivé les esprits panafricains du monde entier, le Président guinéen a pointé du doigt ce qu’il a présenté comme étant l’échec cuisant de la démocratie en Afrique. Il a surtout rejeté en bloc les tentatives de l’Occident d’imposer aux Africains une forme de gouvernance qui serait fondamentalement incompatible avec les réalités du continent.
Que fallait-il retenir de ce discours ?
D’aucuns y ont vu les signes avant-coureurs d’un désir de prolonger sine die la transition en cours en Guinée. Vu sous cet angle, il n’y a rien de surprenant à la tournure dictatoriale que prend aujourd’hui cette transition qui était censée être salvatrice après le forcing électoral du Président Alpha Condé. D’autres, plus systémiques dans leurs critiques, y ont vu l’expression d’un panafricanisme bling-bling, c’est-à-dire cette fierté faussaire de la réaction à toute critique venant de l’Occident sans vraiment poser des actes susceptibles de sortir nos pays de la grande nuit postcoloniale dans laquelle ils végètent depuis six décennies. Et le drame de ce panafricanisme prétendument révolutionnaire est qu’il ne sera jamais une bonne réponse aux racistes du monde – parce qu’il en existe encore – pour qui l’Afrique est encore ce pays de l’enfance dont parlait Hegel, ou encore ce royaume des ténèbres de Joseph Conrad.
Mais il y a un autre drame plus pressant, prioritaire. C’est que, du moins en Guinée, la plupart de ceux qui ont applaudi la thèse selon laquelle la démocratie occidentale serait foncièrement incompatible avec une authenticité africaine (ou guinéenne) fantasmée, découvrent aujourd’hui, à leurs corps défendant, l’idée que le CNRD se fait de la démocratie : la fermeture de l’espace public à toute critique du pouvoir et le triomphe de la servitude – imposée ou volontaire. Désormais, tout porte à croire qu’être Guinéen, je veux dire l’être authentiquement, c’est être un sympathisant ou un partisan zélé du fameux « esprit CNRD ». Avec le musellement de la presse dans cette Guinée qui davantage patauge dans les marécages de la personnalisation de la politique, être lucide serait apatride, critiquer serait criminel. Somme toute, être indépendant est suicidaire.
Il va sans dire que près de six décennies après l’accession à l’indépendance de la plupart des pays africains, l’esprit africain est encore tourmenté par les longues nuits que furent la colonisation et la traite transatlantique. Il n’est donc pas étonnant que la tendance intellectuelle dominante sur le continent soit toujours d’expliquer les échecs politiques et économiques de nombreux États africains en plongeant dans une récitation quasi-maladive des vicissitudes de l’histoire très pénible du continent.
Sans nier la pertinence et la portée d’une telle grille de lecture, il faut, n’en déplaise aux panafricanistes manichéens, oser renouveler la pensée sur l’Afrique. Ce qui, d’une certaine façon, suppose de se demander entre autres : Quel est, ou devrait être, le rôle des intellectuels africains dans l’explication de la trajectoire tragique des tentatives ratées de construction nationale et de démocratisation dans maints pays africains ? En d’autres termes, que signifie être un intellectuel en Afrique aujourd’hui ?
En ce qui me concerne, une réponse appropriée à cette interrogation appelle à une réflexion indispensable sur les bienfaits et les méfaits de la bibliothèque postcoloniale. C’est-à-dire qu’une véritable réflexion sur les traumatismes postcoloniaux du continent exige une disposition intellectuelle à répondre, voire à déconstruire, les essentialismes coloniaux et la nouvelle ruée néocoloniale vers l’Afrique, sans pour autant succomber au piège dangereusement séduisant de l’essentialisme postcolonial.
Par essentialisme postcolonial, j’entends l’attrait de la mentalité victimaire. Au fond, bien qu’il soit crucial et légitime pour les nations anciennement colonisées de demander des comptes aux puissances coloniales et néocoloniales, la perpétuation d’une mentalité de persécuté éternel peut entraver le progrès et empêcher l’aboutissement de la longue marche vers la souveraineté nationale, la vraie.
Réfléchir sérieusement à la place de l’Afrique dans le présent et l’avenir de notre monde en perpétuelle mutation, c’est donc proposer une prise en compte sérieuse des complexités de l’histoire à travers une exploration objective de cette « mélancolie postcoloniale », qui a longtemps enlisé notre créativité politique et intellectuelle. Écrire ou réfléchir sur l’Afrique aujourd’hui devrait ainsi s’apparenter à une séance de thérapie où une véritable guérison a lieu à la condition que voici : réussir à réellement et sincèrement confronter et explorer les plus profondes racines de nos peurs et de nos expériences les plus traumatisantes.
Mais revenons à la Guinée du Général Doumbouya.
Ces deux ou trois dernières décennies, alors que notre pays était à la traîne de la plupart de nos voisins dans plusieurs domaines – de l’éducation à la qualité des routes et autres marqueurs d’efforts nationaux pour sortir de notre marasme socio-politique – notre tendance était de trouver refuge dans notre fierté nationale fantasmée. Confrontés à la terrible réalité de notre échec collectif, de l’incapacité de nos gouvernements successifs à amorcer un véritable sursaut salvateur vers de meilleurs lendemains, nombre de Guinéens trouvaient une sorte de soulagement dans l’idée qu’au moins, nous étions vraiment indépendants de Paris, alors que l’écrasante majorité des pays de l’ancien empire africain de la France restaient dépendants de la métropole. Nous aimions nous vanter du « non historique » d’Ahmed Sékou Touré et surtout du fait que, là où tous nos voisins utilisent en guise de monnaie nationale une relique de l’empire colonial français, nous avons notre francs guinéen. Ainsi donc, l’échec de nos régimes successifs à créer de la richesse et de l’épanouissement pour les citoyens malgré nos vastes ressources naturelles, l’étrange manque d’eau courante et d’électricité dans les foyers du château d’eau de la sous-région – tout ceci s’expliquerait du fait de notre choix primordial. C’est-à-dire, ceci expliquant cela, que notre situation nationale désastreuse serait le prix de l’audace de nos pères fondateurs. Le fameux et magique « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage » expliquerait donc tout.
Oui, il fut un temps où de tels arguments, bien que peu convaincants, portaient une certaine aura de vraisemblance, de pertinence, de poignance. Mais aujourd’hui ? Que faire de certains reportages très inquiétants sur la façon dont la transition du Général Doumbouya serait en train d’être vassalisée par la France ? J’entends déjà, de très loin, les échos des complaintes ou de la désapprobation des garants du panafricanisme bling-bling pour qui, au fond, il n’y a rien d’étrange à la résurgence (ou est-ce une survivance ?) de la françafrique au pays de Sékou Touré. Ce ne serait qu’une confirmation, non de nos échecs générationnels et de notre incapacité collective à nous projeter dans le futur, mais de la supposée détermination de l’arrogante France à recoloniser l’Afrique. Ce à quoi je réponds d’emblée : que dit cette recolonisation en cours de nos États post-coloniaux ? Mieux encore, que dit la vassalisation de la transition guinéenne par la France de l’élite guinéenne – politique et intellectuelle ?
Quoi que l’on pense de la France, à supposer qu’elle soit vraiment de retour en Guinée, elle ne fait que profiter de notre incapacité, depuis plus de soixante ans, à faire nation et à penser de nouveaux fondements ou paradigmes d’une véritable et totale émancipation. Les grands slogans révolutionnaires ne suffiront pas à cet égard. Il faudra penser, théoriser, conceptualiser. En somme, faire de la stratégie. Ou, pour reprendre cette récente complainte d’un penseur postcolonial désillusionné, il faudra « réarmer la pensée ». Mais en attendant cette pensée à venir, je pense surtout qu’il faut s’imaginer Sékou Touré malheureux et se retournant dans sa tombe. Il faut se l’imaginer, se rendant à l’évidence que son pays est tout aussi pauvre que vassal de Paris (la pauvreté dans l’esclavage, donc), soixante-six après qu’il a bravé le général de Gaulle, se lamenter : Tout ça pour ça ?
À propos de l'auteur

Tamba François KOUNDOUNO
Tamba François est un éditeur senior et analyste politique chez Morocco World News, le premier et pl...
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