Ça y est, nous y sommes encore. Comme chaque année, la Guinée commémore aujourd’hui son indépendance, acquise le 2 octobre 1958, après son retentissant « Non ! » au général de Gaulle et à sa proposition de “communauté française”. L’événement a ceci d’incroyable qu’il parvient, tel un refrain qui entre dans votre tête pour définitivement s’y installer, à réchauffer les discours désuets de rassemblement aussi efficaces qu’un massage cardiaque après que le cœur a cessé de battre. 1958-2023, 65 ans d’indépendance mais aussi et surtout, 65 criardes années de falsification et de manipulation d’une histoire commune qui peine à se présenter sous sa forme la plus authentique qui soit. Il semble opportun, ici, d’insister sur le mal, le malaise et les ressentiments que vient ranimer cette fête, dont le point de convergence n’est rien d’autre que cet impossible face-à-face des populations guinéennes à tous les niveaux.

On le sait, c’est presque devenu une chanson douce à la résonance amère. Avec ses cadavres au placard de sa première République, la Guinée n’a pas su – le saura-t-elle jamais ? – trouver un idéal, ou du moins un terrain d’entente autour duquel ses filles et fils, en dépit de tout ce qui peut les séparer, seraient capables de véritablement avancer ensemble afin de bâtir la nation tant rêvée. À qui la faute ? Serait-on tenté de questionner à juste titre. Au pays de Williams Sassine, celles et ceux qui se sont aventurés à dire l’histoire de cette première République l’ont fait, à proprement parler, sous le prisme d’une position subjective : dès lors, toute tentative d’objectivité était vouée à pourrir dans la coquille avant que d’éclore. Les prises de position, souvent passionnées, n’ont jamais eu cette honnêteté intellectuelle, ce courage de regarder l’histoire dans les yeux au risque d’en perdre la vue pour la transmettre, la transmettre telle quelle et donner ainsi l’opportunité aux générations futures de réussir là où leurs devanciers ont lamentablement échoué, et accomplir une bonne fois pour toutes, par la même occasion, ce devoir de mémoire qui ne peut et ne doit plus attendre.

Comment voulez-vous qu’un pays dans lequel une fête comme celle-ci est plus une occasion de vendre des t-shirts, de débloquer des fonds dans le but d’animer des tables-rondes bréhaignes, qu’un rendez-vous sous le sceau du pardon, le vrai, qui permette de se parler sans parures, sans faux-semblants et, par ricochet, qui permette d’envisager la possibilité d’une nation, comment voulez-vous donc, qu’un tel pays puisse prétendre, mettant toute son énergie dans “la semaine de l’indépendance”, à un résultat probant dans le laminé chantier de la transmission de son histoire ?  

Tenez, ce 28 septembre 2023, l’émission à grande écoute Les grandes gueules avec ses invités, Sansy Kaba Diakité et El hadj Doukouré, s’intéressait non sans quelque tension, au bien-fondé de l’organisation de la fête de l’indépendance. Sur le plateau, quelques bouquins censés éclairer les lanternes sur qui était celui que l’on appelle – pompeusement cela va sans dire – le père de l’indépendance, Sékou Touré. Planent dans le studio tout au long de l’émission plus d’interrogations que d’éclaircissements, malgré des interventions du doyen Doukouré qui, à l’époque des faits, avait 12 ans et fut de celles et ceux qui les vécurent en direct. Ses réponses, toutes talonnées du leitmotiv “Africains de Guinée” , témoignaient de la syntaxe propagandiste et populiste d’une époque révolue, toutefois condamnée à demeurer d’actualité. Devant, le chroniqueur Mohamed Mara, pertinent, remarque que là où les livres qu’il a lus  d’auteurs étrangers qui se sont aventurés sur le sentier embroussaillé de l’histoire de la Guinée postcoloniale dégagent une certaine aura d’impartialité et de bonne foi intellectuelle, celle des auteurs guinéens, loin du compte, reste imprégnée d’un certain fanatisme pour un camp ou pour l’autre. Ci-gît tout le défi d’aborder une histoire aussi tragique que celle de nos 65 ans d’indépendance : revendiquer le juste milieu relève toujours d’une presque-impossible gageure.

Que dire de ce cri de cœur ô combien déchirant de Mohamed Aly, seul chroniqueur de la tablée à manifester, véhément, quelques réserves quant à l’organisation de la fête de l’indépendance, quand il proclame, frappé lui autant que le peuple de Guinée par l’urgence de savoir d’où il vient, qu’il ne sait rien de l’histoire de son pays ? Pire, qu’il préfère n’en savoir rien si elle devait n’être relatée qu’en partie, qu’avec le diabolique dessein qui consiste à prendre parti ?  

Sansy Kaba Diakité, qui a déjà fait part de sa volonté de rééditer tous les livres de Sékou Touré, propose, dans ce contexte où nul ne peut prétendre détenir la vérité, que l’on produise des écrits ; que les concernés directs essaient de sortir de leur silence ; qu’ils aient le courage de témoigner en âme et conscience, afin d’éviter à la jeunesse guinéenne une condamnation à errer sans jamais espérer avancer d’un iota sur le sentier du concert des nations. Mais à aucun moment le patron de l’Harmattan Guinée, qui tient plus de l’imprimerie que de l’édition, ne mentionne, pour nuancer quelque peu ses propos, par exemple, Tierno Monénembo et son Saharienne Indigo, roman à travers lequel l’auteur, grâce au pouvoir de la fiction, dresse une certaine image beaucoup moins reluisante du pouvoir de Sékou Touré que l’on voudrait étouffer. On se plaît surtout, sur le plateau de l’émission, à présenter “le camarade Sékou Touré” comme le dernier des saints. Ce qui, il va sans dire, nécessite qu’on balaie d’un revers de main le Camp Boiro, ses victimes ainsi que la question de leur réhabilitation.

Beaucoup de choses, finalement vues et revues, entendues et réentendues, ont été dites dans l’émission dont la conclusion, par ailleurs, est le parfait exemple de ce à quoi ressemblent les débats autour de l’indépendance et de la première République guinéennes : on en sort plus confus qu’édifié ; plus amalgamé qu’éclairé. Voici donc ce qu’est devenue notre histoire collective : Un nid de capharnaüm dont on a encore du mal à se dépêtrer.

Sous quel angle, donc, appréhender la vertigineuse question de la transmission de l’histoire ? Que faire face à des acteurs  supposés éclairer le peuple mais qui continuent, depuis plusieurs décennies, en dépit de l’inefficacité de leur approche, à camper sur leurs positions indéboulonnables ?

Le futur est le miroir du passé, nous dit Eric-Emmanuel Schmitt dans La porte du ciel, le tome 2 de son gargantuesque projet romanesque intitulé La traversée des temps. Nul besoin de pouvoirs de divination pour savoir à quoi pourrait ressembler l’avenir de la Guinée. D’ailleurs, les régimes qui se sont succédé après Sékou Touré le prouvent à suffisance. Pour autant, l’amour du pays oblige, alors même que rien ne semble augurer de lendemains meilleurs pour nos mémoires meurtries et notre tissu social en lambeaux, j’espère l’espoir. J’espère, en d’autres termes, que notre génération et celles à venir réussiront le pari de la lucidité et de la bonne foi (intellectuelle et citoyenne) chaque fois qu’il s’agira d’aborder nos joies et nos douleurs communes. La survie de notre chancelante nation en dépend.